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Littérature, philosophie, poésie.
1 février 2014

Nicolas Gogol - Les Âmes mortes (extrait)

gogol

"Heureux aussi l'écrivain qui s'éloigne des âmes tristes rebutantes, quitte la réalité pénible et dépeint les caractères de belle distinction. Heureux celui qui, dans les bas-fonds de la société humaine, choisit seulement les natures exceptionnelles, qui ne trahit jamais l'inspiration haute de sa lyre, ne descend pas vers les misérables dépossédés, fuit le vulgaire et s'élance vers les régions éthérées où ne vivent que des êtres de beauté. Son sort est doublement enviable ; il est chez lui dans ces régions et les échos de sa gloire retentissent plus loin ; il a mis des voiles lourds devant les yeux des hommes qu'il a flattés encadrant les tristesses de la vie et peignant uniquement le beau et le noble. Les foules applaudissent et le suivent, elles le proclament génie universel, dont le vol puissant plane comme celui de l'aigle. A son nom tous les coeurs s'émeuvent et des larmes d'admiration brillent dans les regards. Il n'a point d'égal, il est Dieu !

 Mais tel n'est point le sort de l'écrivain qui ose étaler ce que des yeux indifférents ne voient jamais, toute la vase écoeurante, horrible des misères de la vie, tous l'abîme de ces natures froides, mesquines, basses que nous rencontrons à chaque pas tous les jours. Ce poète impitoyable met en relief et décrit puissamment cette réalité afin que tous la connaissent. Il ne doit pas compter sur les applaudissements de la foule, il ne voit jamais ni larmes de reconnaissance ni enthousiasmes délirants des âmes. Nulle jeune vierge émue ne court vers lui, transportée d'extase, et lui-même ne s'égare point dans le doux oubli des accents enchantés de ses poèmes. Enfin, il ne peut échapper au jugement de ses contemporains, hypocrites et sans conscience, qui condamnent ses oeuvres, les rangent au nombre des écrits méprisables, outrageant l'humanité, et nient le coeur et l'âme, la flamme divine qui les inspira. Car ces juges ne comprennent point que le génie est le même quand il chante les soleils lointains ou dépeint la vie des insectes que personne ne remarque, que le talent est grand quand il met au jour ce que l'opinion publique maudit, que l'éclat de rire puissant et enthousiaste égale le grand geste lyrique et qu'un abîme existe entre ce rire et les odieuses grimaces des charlatans de foire. Non, les juges contemporains ignorent ces vérités et ne cessent d'insulter l'écrivain qui reste seul, privé de sympathie, d'appui, vivant un destin dur et une solitude amère.

Quant à moi... Longtemps je dois encore voyager avec mes étranges héros... Contempler la grande vie qui se déploie aux aspects larges et innombrables et l'étudier avec un rire qui se communiquera et les larmes qui seront incomprises, ignorées. Et le temps est encore lointain où les flots redoutables de l'inspiration pourront rouler avec une puissance plus grande et où les hommes pressentiront, en frémissant d'inquiètude, de formidables bouleversements encore inconnus... Mais en route, en route ! Loin de moi ces soucis dont l'ombre a passé sous mes yeux... replongeons-nous dans cette vie aux craquements sourds où se font entendre les grelots des troïkas... Que fait Tchitckikof ?"

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