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Littérature, philosophie, poésie.
26 février 2014

René Char - La postérité du soleil (Préface)

Entre la mort et la beauté

De moment en moment

"Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? Où mène-t-il pour nous solliciter si fort ? Quels arbres et quels amis sont vivants derrière l'horizon de ses pierres, dans le lointain miracle de la chaleur ? Nous sommes venus jusqu'ici car là où nous étions ce n'était plus possible. On nous tourmentait et on allait nous asservir. Le monde, de nos jours, est hostile aux Transparents. Une fois de plus il a fallu partir... Et ce chemin, qui ressemblait à un long squelette, nous a conduits à un pays qui n'avait que son souffle pour escalader l'avenir. Comment montrer, sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ? Par la vertu de la vie obstinée, dans la boucle du Temps artiste, entre la mort et la beauté."

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26 février 2014

Anatole France - Le jardin d’Épicure (extrait 2)

Anatole_France_par_Stenlein

"J’ai trouvé chez des savants la candeur des enfants, et l’on voit tous les jours des ignorants qui se croient l’axe du monde. Hélas ! chacun de nous se voit le centre de l’univers. C’est la commune illusion. Le balayeur de la rue n’y échappe pas. Elle lui vient de ses yeux dont les regards, arrondissant autour de lui la voûte céleste, le mettent au beau milieu du ciel et de la terre. Peut-être cette erreur est-elle un peu ébranlée chez celui qui a beaucoup médité. L’humilité rare chez les doctes, l’est encore plus chez les ignares."

25 février 2014

Charles Baudelaire - Au lecteur

Trouble

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps, 
Et nous alimentons nos aimables remords, 
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches; 
Nous nous faisons payer grassement nos aveux, 
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux, 
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste 
Qui berce longuement notre esprit enchanté, 
Et le riche métal de notre volonté 
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent! 
Aux objets répugnants nous trouvons des appas; 
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas, 
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange 
Le sein martyrisé d'une antique catin, 
Nous volons au passage un plaisir clandestin 
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.

Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes, 
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons, 
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons, 
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie, 
N'ont pas encore brodé de leurs plaisants dessins 
Le canevas banal de nos piteux destins 
C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, 
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, 
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants, 
Dans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! 
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, 
Il ferait volontiers de la terre un débris 
Et dans un bâillement avalerait le monde;

C'est l'Ennui!- l'œil chargé d'un pleur involontaire, 
Il rêve d'échafauds en fumant son houka. 
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, 
- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !

24 février 2014

Gustave Flaubert - Mémoires d’un fou (extrait 2)

Gustave_flaubert

II

"Je vais donc écrire l’histoire de ma vie. — Quelle vie ! Mais ai-je vécu ? je suis jeune, j’ai le visage sans ride et le cœur sans passion. — Oh ! comme elle fut calme, comme elle paraît douce et heureuse, tranquille et pure. Oh ! oui, paisible et silencieuse comme un tombeau dont l’âme serait le cadavre.

À peine ai-je vécu : je n’ai point connu le monde, c’est-à-dire je n’ai point de maîtresses, de flatteurs, de domestiques, d’équipages ; je ne suis pas entré, comme on dit, dans la société, car elle m’a paru toujours fausse et sonore et couverte de clinquant, ennuyeuse et guindée.

Or, ma vie, ce ne sont pas des faits ; ma vie, c’est une pensée.

Quelle est donc cette pensée qui m’amène maintenant, à l’âge où tout le monde sourit, se trouve heureux, où l’on se marie, où l’on aime ; à l’âge où tant d’autres s’enivrent de toutes les amours et de toutes les gloires, alors que tant de lumières brillent et que les verres sont remplis au festin, à me trouver seul et nu, froid à toute inspiration, à toute poésie, me sentant mourir et riant cruellement de ma lente agonie, comme cet épicurien qui se fit ouvrir les veines, se baigna dans un bain parfumé et mourut en riant, comme un homme qui sort ivre d’une orgie qui l’a fatigué ?

Oh ! comme elle fut longue cette pensée ! Comme une hydre, elle me dévora sous toutes ses faces. Pensée de deuil et d’amertume, pensée de bouffon qui pleure, pensée de philosophe qui médite…

Oh ! oui ! combien d’heures se sont écoulées dans ma vie, longues et monotones, à penser, à douter ! combien de journées d’hiver la tête baissée devant mes tisons blanchis aux pâles reflets du soleil couchant, combien de soirées d’été par les champs au crépuscule à regarder les nuages s’enfuir et se déployer, les blés se plier sous la brise, entendre les bois frémir et écouter la nature qui soupire dans les nuits !

Oh ! comme mon enfance fut rêveuse, comme j’étais un pauvre fou sans idées fixes, sans opinions positives ! Je regardais l’eau couler entre les massifs d’arbres qui penchent leur chevelure de feuilles et laissent tomber des fleurs, je contemplais de dedans mon berceau la lune sur son fond d’azur qui éclairait ma chambre et dessinait des formes étranges sur les murailles ; j’avais des extases devant un beau soleil ou une matinée de printemps avec son brouillard blanc, ses arbres fleuris, ses marguerites en fleurs.

J’aimais aussi, — et c’est un de mes plus tendres et délicieux souvenirs, — à regarder la mer, les vagues mousser l’une sur l’autre, la lame se briser en écume, s’étendre sur la plage et crier en se retirant sur les cailloux et les coquilles.

Je courais sur les rochers, je prenais le sable de l’Océan que je laissais s’écouler au vent entre mes doigts, je mouillais des varechs et j’aspirais à pleine poitrine cet air salé et frais de l’océan qui vous pénètre l’âme de tant d’énergie, de poétiques et larges pensées ; je regardais l’immensité, l’espace, l’infini, et mon âme s’abîmait devant cet horizon sans bornes.

Oh ! mais ce n’est pas [là] qu’est l’horizon sans bornes ! Le gouffre immense, oh ! non, un plus large et plus profond abîme s’ouvrit devant moi. Ce gouffre-là n’a point de tempête ; s’il y avait une tempête, il serait plein… et il est vide !

J’étais gai et riant, aimant la vie et ma mère. Pauvre mère !

Je me rappelle encore mes petites joies à voir les chevaux courir sur la route, à voir la fumée de leur haleine et la sueur inonder leurs harnois, j’aimais le trot monotone et cadencé qui fait osciller les soupentes ; et puis quand on s’arrêtait, tout se taisait dans les champs. On voyait la fumée sortir de leurs naseaux, la voiture ébranlée se raffermissait sur ses ressorts, le vent sifflait sur les vitres ; et c’était tout…

Oh ! comme j’ouvrais aussi de grands yeux sur la foule en habit de fête, joyeuse, tumultueuse, avec des cris, mer d’hommes orageuse, plus colère encore que la tempête et plus sotte que sa furie.

J’aimais les chars, les chevaux, les armées, les costumes de guerre, les tambours battants, le bruit la poudre et les canons roulant sur le pavé des villes.

Enfant, j’aimais ce qui [se] voit ; adolescent, ce qui se sent ; homme, je n’aime plus rien.

Et cependant, combien de choses j’ai dans l’âme, combien de forces intimes et combien d’océans de colère et d’amours se heurtent, se brisent dans ce cœur si faible, si débile si lassé si épuisé !

On me dit de reprendre à la vie, de me mêler à la foule !… Et comment la branche cassée peut-elle porter des fruits ? comment la feuille arrachée par les vents et traînée dans la poussière peut-elle reverdir ? Et pourquoi, si jeune, tant d’amertume ? Que sais-je ? il était peut-être dans ma destinée de vivre ainsi, lassé avant d’avoir porté le fardeau, haletant avant d’avoir couru.

J’ai lu, j’ai travaillé dans l’ardeur de l’enthousiasme, j’ai écrit. Oh ! comme j’étais heureux alors, comme ma pensée dans son délire s’envolait haut dans ces régions inconnues aux hommes, où il n’y a ni monde ni planètes ni soleils ! J’avais un infini plus immense s’il est possible que l’infini de Dieu, où la poésie se berçait et déployait ses ailes dans une atmosphère d’amour et d’extase ; et puis il fallait redescendre de ces régions sublimes vers les mots, et comment rendre par la parole cette harmonie qui s’élève dans le cœur du poète, et les pensées de géant qui font ployer les phrases comme une main forte et gonflée fait crever le gant qui la couvre ?

Là encore, la déception ; car nous touchons à la terre, à cette terre de glace, où tout feu meurt, où toute énergie faiblit ! Par quels échelons descendre de l’infini au positif ? Par quelle gradation la pensée s’abaisse-t-elle sans se briser ? Comment rapetisser ce géant qui embrasse l’infini ?

Alors j’avais des moments de tristesse et de désespoir, je sentais ma force qui me brisait et cette faiblesse dont j’avais honte, car la parole n’est qu’un écho lointain et affaibli de la pensée ; Je maudissais mes rêves les plus chers et mes heures silencieuses passées sur la limite de la création ; Je sentais quelque chose de vide et d’insatiable qui me dévorait.

Lassé de la poésie, je me lançai dans le champ de la méditation.

Je fus épris d’abord de cette étude imposante qui se propose l’homme pour but, et qui veut se l’expliquer, qui va jusqu’à disséquer des hypothèses et à discuter sur les suppositions les plus abstraites et à peser géométriquement les mots les plus vides.

L’homme, grain de sable jeté dans l’infini par une main inconnue, pauvre insecte aux faibles pattes qui veut se retenir sur le bord du gouffre à toutes les branches, qui se rattache à la vertu, à l’amour, à l’égoïsme, à l’ambition, et qui fait des vertus de tout cela pour mieux s’y tenir, qui se cramponne à Dieu, et qui faiblit toujours, lâche les mains et tombe…

Homme qui veut comprendre ce qui n’est pas et faire une science du néant ; homme, âme faite à l’image de Dieu et dont le génie sublime s’arrête à un brin d’herbe et ne peut franchir le problème d’un grain de poussière !

Et la lassitude me prit ; je vins à douter de tout. Jeune, j’étais vieux ; mon cœur avait des rides et en voyant des vieillards encore vifs, pleins d’enthousiasme et de croyances, je riais amèrement sur moi-même, si jeune, si désabusé de la vie, de l’amour, de la gloire, de Dieu, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être.

J’eus cependant une horreur naturelle avant d’embrasser cette foi au néant ; au bord du gouffre, je fermai les yeux, j’y tombai.

Je fus content, je n’avais plus de chute à faire, j’étais froid et calme comme la pierre d’un tombeau. Je croyais trouver le bonheur dans le doute, insensé que j’étais ! On y roule dans un vide incommensurable. Ce vide-là est immense et fait dresser les cheveux d’horreur quand on s’approche du bord.

Du doute de Dieu j’en vins au doute de la vertu, fragile idée que chaque siècle a dressée comme il a pu sur l’échafaudage des lois, plus vacillant encore.

Je vous conterai plus tard toutes les phases de cette vie morne et méditative passée au coin du feu les bras croisés, avec un éternel bâillement d’ennui, seul pendant tout un jour, et tournant de temps [en temps] mes regards sur la neige des toits voisins, sur le soleil couchant avec ses jets de pâle lumière sur le pavé de ma chambre, ou sur une tête de mort jaune, édenteée et grimaçant sans cesse sur ma cheminée, symbole de la vie et comme elle froide et railleuse.

Plus tard, vous lirez peut-être toutes les angoisses de ce cœur si battu, si navré d’amertume. Vous saurez les aventures de cette vie si paisible et si banale, si remplie de sentiments, si vide de faits. 

Et vous me direz ensuite si tout n’est pas une dérision et une moquerie, si tout ce qu’on chante dans les écoles, tout ce qu’on délaie dans les livres, tout ce qui se voit, se sent, se parle, si tout ce qui existe…

Je n’achève pas tant j’ai d’amertume à le dire. Eh ! bien, si tout cela enfin n’est pas de la pitié, de la fumée, du néant !"

22 février 2014

Arthur Rimbaud - Sensation

Sensation

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature, heureux comme avec une femme

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21 février 2014

Gustave Flaubert - Mémoires d'un fou (extrait 1)

Gustave_flaubert

"À toi mon cher Alfred ,
               ces pages sont dédiées et données.

Elles renferment une âme tout entière. Est-ce la mienne ? est-ce celle d’un autre ? J’avais d’abord voulu faire un roman intime, où le scepticisme serait poussé jusqu’aux dernières bornes du désespoir ; mais peu à peu, en écrivant, l’impression personnelle perça à travers la fable, l’âme remua la plume et l’écrasa.

J’aime donc mieux laisser cela dans le mystère des conjectures ; pour toi, tu n’en feras pas.

Seulement tu croiras peut-être, en bien des endroits, que l’expression est forcée et le tableau assombri à plaisir ; rappelle-toi que c’est un fou qui a écrit ces pages, et, si le mot paraît souvent surpasser le sentiment qu’il exprime, c’est que, ailleurs, il a fléchi sous le poids du cœur.

Adieu, pense à moi et pour moi.

I

Pourquoi écrire ces pages ? — À quoi sont-elles bonnes ? Qu’en sais-je moi-même ? Cela est assez sot, à mon gré, d’aller demander aux hommes le motif de leurs actions et de leurs écrits. — Savez-vous vous-même pourquoi vous avez ouvert les misérables feuilles que la main d’un fou va tracer ?

Un fou ! cela fait horreur. Qu’êtes-vous, vous lecteur ? Dans quelle catégorie te ranges-tu, dans celle des sots ou celle des fous ? — Si l’on te donnait à choisir, ta vanité préférerait encore la dernière condition. Oui, encore une fois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre qui n’est ni instructif, ni amusant ni chimique ni philosophique ni agricultural ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette ni pour les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer, ni de la Bourse, ni des replis intimes du cœur humain, ni des habits moyen âge, ni de Dieu, ni du diable, mais qui parle d’un fou, c’est-à-dire, le monde, ce grand idiot, qui tourne depuis tant de siècles dans l’espace sans faire un pas, et qui hurle, et qui bave et qui se déchire lui-même ?

Je ne sais pas plus que vous ce que vous allez lire, car ce n’est point un roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée, avec des jalons pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au cordeau.

Seulement je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves, mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l’âme ; du rire et des pleurs, du blanc et du noir, des sanglots partis d’abord du cœur et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores, et des larmes délayées dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille d’encre, que je vais ennuyer le lecteur et m’ennuyer moi-même ; j’ai tellement pris l’habitude du rire et du scepticisme, qu’on y trouvera, depuis le commencement jusqu’à la fin une plaisanterie perpétuelle, et les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l’auteur et d’eux-mêmes.

On y verra comment il faut croire au plan de l’univers, aux devoirs moraux de l’homme, à la vertu et à la philanthropie, mot que j’ai envie de faire inscrire sur mes bottes, quand j’en aurai, afin que tout le monde puisse le lire et l’apprendre par cœur, les corps les plus petits, les plus rampants, les plus près du ruisseau.

On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d’un pauvre fou ! Un fou !

Et vous, lecteur, vous venez peut-être de vous marier ou de payer vos dettes ?"

20 février 2014

Gérard de Nerval - Le ballet des heures

L'instant

Les heures sont des fleurs l’une après l’autre écloses
Dans l’éternel hymen de la nuit et du jour;
Il faut donc les cueillir comme on cueille les roses
Et ne les donner qu’à l’amour.

Ainsi que de l’éclair, rien ne reste de l’heure,
Qu’au néant destructeur le temps vient de donner;
Dans son rapide vol embrassez la meilleure,
Toujours celle qui va sonner.

Et retenez-la bien au gré de votre envie,
Comme le seul instant que votre âme rêva;
Comme si le bonheur de la plus longue vie
Était dans l’heure qui s’en va.

Vous trouverez toujours, depuis l’heure première
Jusqu’à l’heure de nuit qui parle douze fois,
Les vignes, sur les monts, inondés de lumière,
Les myrtes à l’ombre des bois.

Aimez, buvez, le reste est plein de choses vaines;
Le vin, ce sang nouveau, sur la lèvre versé,
Rajeunit l’autre sang qui vieillit dans vos veines
Et donne l’oubli du passé.

Que l’heure de l’amour d’une autre soit suivie,
Savourez le regard qui vient de la beauté;
Être seul, c’est la mort ! Être deux, c’est la vie !
L’amour c’est l’immortalité !

20 février 2014

Alphonse Allais - À se tordre (extrait)

Alphonse_Allais

Ferdinand - 

"Les bêtes ont-elles une âme ? Pourquoi n’en auraient-elles pas ? J’ai rencontré, dans la vie, une quantité considérable d’hommes, dont quelques femmes, bêtes comme des oies, et plusieurs animaux pas beaucoup plus idiots que bien des électeurs.
Et même — je ne dis pas que le cas soit très fréquent — j’ai personnellement connu un canard qui avait du génie.
Ce canard, nommé Ferdinand, en l’honneur du grand Français, était né dans la cour de mon parrain, le marquis de Belveau, président du comité d’administration de la Société générale d’affichage dans les tunnels.
C’est dans la propriété de mon parrain que je passais toutes mes vacances, mes parents exerçant une industrie insalubre dans un milieu confiné.
(Mes parents — j’aime mieux le dire tout de suite, pour qu’on ne les accuse pas d’indifférence à mon égard — avaient établi une raffinerie de phosphore dans un appartement au cinquième étage, rue des Blancs-Manteaux, composé d’une chambre, d’une cuisine et d’un petit cabinet de débarras, servant de salon.)

Un véritable éden, la propriété de mon parrain ! Mais c’est surtout la basse-cour où je me plaisais le mieux, probablement parce que c’était l’endroit le plus sale du domaine.
Il y avait là, vivant dans une touchante fraternité, un cochon adulte, des lapins de tout âge, des volailles polychromes et des canards à se mettre à genoux devant, tant leur ramage valait leur plumage.
Là, je connus Ferdinand, qui, à cette époque, était un jeune canard dans les deux ou trois mois. Ferdinand et moi, nous nous plûmes rapidement. 
Dès que j’arrivais, c’étaient des coincoins de bon accueil, des frémissements d’ailes, toute une bruyante manifestation d’amitié qui m’allait droit au cœur.
Aussi l’idée de la fin prochaine de Ferdinand me glaçait-elle le cœur de désespoir.

Ferdinand était fixé sur sa destinée, conscius sui fati. Quand on lui apportait dans sa nourriture des épluchures de navets ou des cosses de petits pois, un rictus amer crispait les commissures de son bec, et comme un nuage de mort voilait d’avance ses petits yeux jaunes.
Heureusement que Ferdinand n’était pas un canard à se laisser mettre à la broche comme un simple dindon : « Puisque je ne suis pas le plus fort, se disait-il, je serai le plus malin », et il mit tout en œuvre pour ne connaître jamais les hautes températures de la rôtissoire ou de la casserole.
Il avait remarqué le manège qu’exécutait la cuisinière, chaque fois qu’elle avait besoin d’un sujet de la basse-cour. La cruelle fille saisissait l’animal, le soupesait, le palpait soigneusement, pelotage suprême !
Ferdinand se jura de ne point engraisser et il se tint parole.
Il mangea fort peu, jamais de féculents, évita de boire pendant ses repas, ainsi que le recommandent les meilleurs médecins. Beaucoup d’exercice.
Ce traitement ne suffisant pas, Ferdinand, aidé par son instinct et de rares aptitudes aux sciences naturelles, pénétrait de nuit dans le jardin et absorbait les plantes les plus purgatives, les racines les plus drastiques.
Pendant quelque temps, ses efforts furent couronnés de succès, mais son pauvre corps de canard s’habitua à ces drogues, et mon infortuné Ferdinand regagna vite le poids perdu.
Il essaya des plantes vénéneuses à petites doses, et suça quelques feuilles d’un Datura Stramonium qui jouait dans les massifs de mon parrain un rôle épineux et décoratif.
Ferdinand fut malade comme un fort cheval et faillit y passer.
L’électricité s’offrit à son âme ingénieuse, et je le surpris souvent, les yeux levés vers les fils télégraphiques qui rayaient l’azur, juste au-dessus de la basse-cour ; mais ses pauvres ailes atrophiées refusèrent de le monter si haut.

Un jour, la cuisinière, impatientée de cette étisie incoercible, empoigna Ferdinand, lui lia les pattes en murmurant : « Bah ! à la casserole, avec une bonne platée de petits pois !… »
La place me manque pour peindre ma consternation.
Ferdinand n’avait plus qu’une seule aurore à voir luire.
Dans la nuit je me levai pour porter à mon ami le suprême adieu, et voici le spectacle qui s’offrit à mes yeux :
Ferdinand, les pattes encore liées, s’était traîné jusqu’au seuil de la cuisine. D’un mouvement énergique de friction alternative, il aiguisait son bec sur la marche de granit. Puis, d’un coup sec, il coupa la ficelle qui l’entravait et se retrouva debout sur ses pattes un peu engourdies.
Tout à fait rassuré, je regagnai doucement ma chambre et m’endormis profondément. 
Au matin, vous ne pouvez pas vous faire une idée des cris remplissant la maison. La cuisinière, dans un langage malveillant, trivial et tumultueux, annonçait à tous la fuite de Ferdinand.
— Madame ! madame ! Ferdinand qui a fichu le camp !
Cinq minutes après, une nouvelle découverte la jeta hors d’elle-même :
— Madame ! madame ! Imaginez-vous qu’avant de partir, ce cochon-là a boulotté tous les petits pois qu’on devait lui mettre avec !
Je reconnaissais bien, à ce trait, mon vieux Ferdinand.

Qu’a-t-il pu devenir, par la suite ?
Peut-être a-t-il appliqué au mal les merveilleuses facultés dont la nature, alma parens, s’était plu à le gratifier.
Qu’importe ? Le souvenir de Ferdinand me restera toujours comme celui d’un rude lapin.
Et à vous aussi, j’espère !"

19 février 2014

Antoine de Saint-Exupéry - Terre des hommes (extrait)

Avion

"La terre nous en apprend plus long sur nous que les livres. Parce qu'elle nous résiste. L'homme se découvre quand il se mesure avec l'obstacle. Mais, pour l'atteindre, il lui faut un outil. Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu'il dégage est universelle. De même l'avion, l'outil des lignes aériennes, mêle l’homme à tous les vieux problèmes. 

J’ai toujours, devant les yeux, l'image de ma première nuit de vol en Argentine, une nuit sombre où scintillaient seules, comme des étoiles, les rares lumières éparses dans la plaine. 

Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d'une conscience. Dans ce foyer, on lisait, on réfléchissait, on poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-être, on cherchait à sonder l’espace, on s'usait en calculs sur la nébuleuse d’Andromède. Là on aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la campagne qui réclamaient leur nourriture. Jusqu'aux plus discrets, celui du poète, de l'instituteur, du charpentier. Mais parmi ces étoiles vivantes, combien de fenêtres fermées, combien d'étoiles éteintes, combien d'hommes endormis… 

Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut bien essayer de communiquer avec quelques-uns de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne."

18 février 2014

Charles Baudelaire - Élévation

Élévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, 
Par delà le soleil, par delà les éthers, 
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité, 
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde, 
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde 
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides; 
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur, 
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins 
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse, 
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse 
S'élancer vers les champs lumineux et sereins;

Celui dont les pensers, comme des alouettes, 
Vers les cieux le matin prennent un libre essor, 
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort 
Le langage des fleurs et des choses muettes !

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