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Littérature, philosophie, poésie.
21 avril 2014

Friedrich Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (extrait 5)

Nietzsche

Des mouches de la place publique

"Fuis, mon ami, dans ta solitude ! Je te vois étourdi par le bruit des grands hommes et meurtri par les aiguillons des petits.

Avec dignité, la forêt et le rocher savent se taire en ta compagnie. Ressemble de nouveau à l’arbre que tu aimes, à l’arbre aux larges branches : il écoute silencieux, suspendu sur la mer.

Où cesse la solitude, commence la place publique ; et où commence la place publique, commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses.

Dans le monde les meilleures choses ne valent rien sans quelqu’un qui les représente : le peuple appelle ces représentants des grands hommes.

Le peuple comprend mal ce qui est grand, c’est-à-dire ce qui crée. Mais il a un sens pour tous les représentants, pour tous les comédiens des grandes choses.

Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles : — il tourne invisiblement. Mais autour des comédiens tourne le peuple et la gloire : ainsi « va le monde ».

Le comédien a de l’esprit, mais peu de conscience de l’esprit. Il croit toujours à ce qui lui fait obtenir ses meilleurs effets, — à ce qui pousse les gens à croire en lui-même !

Demain il aura une foi nouvelle et après-demain une foi plus nouvelle encore. Il a l’esprit prompt comme le peuple, et prompt au changement.

Renverser, — c’est ce qu’il appelle démontrer. Rendre fou, — c’est ce qu’il appelle convaincre. Et le sang est pour lui le meilleur de tous les arguments.

Il appelle mensonge et néant une vérité qui ne glisse que dans les fines oreilles. En vérité, il ne croit qu’en les dieux qui font beaucoup de bruit dans le monde !

La place publique est pleine de bouffons tapageurs — et le peuple se vante de ses grands hommes ! Ils sont pour lui les maîtres du moment.

Mais le moment les presse : c’est pourquoi ils te pressent aussi. Ils veulent de toi un oui ou un non. Malheur à toi, si tu voulais placer ta chaise entre un pour et un contre !

Ne sois pas jaloux des esprits impatients et absolus, ô amant, de la vérité. Jamais encore la vérité n’a été se pendre au bras des intransigeants.

À cause de ces agités retourne dans ta sécurité : ce n’est que sur la place publique qu’on est assailli par des « oui ? » ou des « non ? »

Ce qui se passe dans les fontaines profondes s’y passe avec lenteur : il faut qu’elles attendent longtemps pour savoir ce qui est tombé dans leur profondeur.

Tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et de la gloire : loin de la place publique et de la gloire demeurèrent de tous temps les inventeurs de valeurs nouvelles.

Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude : je te vois meurtri par des mouches venimeuses. Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort !

Fuis dans ta solitude ! Tu as vécu trop près des petits et des pitoyables. Fuis devant leur vengeance invisible ! Ils ne veulent que se venger de toi.

N’élève plus le bras contre eux ! Ils sont innombrables et ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches.

Innombrables sont ces petits et ces pitoyables ; et maint édifice altier fut détruit par des gouttes de pluie et des mauvaises herbes.

Tu n’es pas une pierre, mais déjà des gouttes nombreuses t’ont crevassé. Des gouttes nombreuses te fêleront et te briseront encore.

Je te vois fatigué par les mouches venimeuses, je te vois déchiré et sanglant en maint endroit ; et la fierté dédaigne même de se mettre en colère.

Elles voudraient ton sang en toute innocence, leurs âmes anémiques réclament du sang — et elles piquent en toute innocence.

Mais toi qui es profond, tu souffres trop profondément, même des petites blessures ; et avant que tu ne sois guéri, leur ver venimeux aura passé sur ta main.

Tu me sembles trop fier pour tuer ces gourmands. Mais prends garde que tu ne sois destiné à porter toute leur venimeuse injustice !

Ils bourdonnent autour de toi, même avec leurs louanges : importunités, voilà leurs louanges. Ils veulent être près de ta peau et de ton sang.

Ils te flattent comme on flatte un dieu ou un diable ; ils pleurnichent devant toi, comme un dieu ou un diable. Qu’importe ! Ce sont des flatteurs et des pleurards, rien de plus.

Aussi font-ils souvent les aimables avec toi. Mais c’est ainsi qu’en agit toujours la ruse des lâches. Oui, les lâches sont rusés !

Ils pensent beaucoup à toi avec leur âme étroite — tu leur es toujours suspect ! Tout ce qui fait beaucoup réfléchir devient suspect.

Ils te punissent pour toutes tes vertus. Ils ne te pardonnent du fond du cœur que tes fautes.

Puisque tu es bienveillant et juste, tu dis : « Ils sont innocents de leur petite existence. » Mais leur âme étroite pense : « Toute grande existence est coupable. »

Même quand tu es bienveillant à leur égard, ils se sentent méprisés par toi ; et ils te rendent ton bienfait par des méfaits cachés.

Ta fierté sans paroles leur est toujours contraire ; ils jubilent quand il t’arrive d’être assez modeste pour être vaniteux.

Tout ce que nous percevons chez un homme, nous ne faisons que l’enflammer. Garde-toi donc des petits !

Devant toi ils se sentent petits et leur bassesse s’échauffe contre toi en une vengeance invisible.

Ne t’es-tu pas aperçu qu’ils se taisaient, dès que tu t’approchais d’eux, et que leur force les abandonnait, ainsi que la fumée abandonne un feu qui s’éteint ?

Oui, mon ami, tu es la mauvaise conscience de tes prochains : car ils ne sont pas dignes de toi. C’est pourquoi ils te haïssent et voudraient te sucer le sang.

Tes prochains seront toujours des mouches venimeuses ; ce qui est grand en toi — ceci même doit les rendre plus venimeux et toujours plus semblables à des mouches.

Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude, là-haut où souffle un vent rude et fort. Ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches. —

Ainsi parlait Zarathoustra."

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20 avril 2014

Henri Bergson - L’Énergie spirituelle (extrait Chapitre I - La conscience et la vie)

Henri Bergson

"Mettons donc matière et conscience en présence l’une de l’autre : nous verrons que la matière est d’abord ce qui divise et ce qui précise. Une pensée, laissée à elle-même, offre une implication réciproque d’éléments dont on ne peut dire qu’ils soient un ou plusieurs : c’est une continuité, et dans toute continuité il y a de la confusion. Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu’elle s’éparpille en mots : nous ne nous rendons bien compte de ce que nous avons dans l’esprit que lorsque nous avons pris une feuille de papier, et aligné les uns à côté des autres des termes qui s’entrepénétraient. Ainsi la matière distingue, sépare, résout en individualités et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie. D’autre part, la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or, cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification.

Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, phy­siquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi.

Il y a de la modestie au fond de la vanité. C’est pour se rassurer qu’on cherche l’approbation, et c’est pour soutenir la vitalité peut-être insuffisante de son œuvre qu’on voudrait l’entourer de la chaude admiration des hommes, comme on met dans du coton l’enfant né avant terme. Mais celui qui est sûr, absolument sûr, d’avoir produit une œuvre viable et durable, celui-là n’a plus que faire de l’éloge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu’il est créateur, parce qu’il le sait, et parce que la joie qu’il en éprouve est une joie divine. Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde ?"

19 avril 2014

Alfred de Musset - À mon ami Alfred T.

Amitié

Dans mes jours de malheur, Alfred, seul entre mille, 
Tu m'es resté fidèle où tant d'autres m'ont fui. 
Le bonheur m'a prêté plus d'un lien fragile ; 
Mais c'est l'adversité qui m'a fait un ami.

C'est ainsi que les fleurs sur les coteaux fertiles 
Etalent au soleil leur vulgaire trésor ; 
Mais c'est au sein des nuits, sous des rochers stériles, 
Que fouille le mineur qui cherche un rayon d'or.

C'est ainsi que les mers calmes et sans orages 
Peuvent d'un flot d'azur bercer le voyageur ; 
Mais c'est le vent du nord, c'est le vent des naufrages 
Qui jette sur la rive une perle au pêcheur.

Maintenant Dieu me garde ! Où vais-je ? Eh ! que m'importe ? 
Quels que soient mes destins, je dis comme Byron : 
"L'Océan peut gronder, il faudra qu'il me porte." 
Si mon coursier s'abat, j'y mettrai l'éperon.

Mais du moins j'aurai pu, frère, quoi qu'il m'arrive, 
De mon cachet de deuil sceller notre amitié, 
Et, que demain je meure ou que demain je vive, 
Pendant que mon coeur bat, t'en donner la moitié.

18 avril 2014

Friedrich Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (extrait du Prologue)

Nietzsche

"J’aime tous ceux qui sont comme de lourdes gouttes qui tombent une à une du sombre nuage suspendu sur les hommes : elles annoncent l’éclair qui vient, et disparaissent en visionnaires.

Voici, je suis un visionnaire de la foudre, une lourde goutte qui tombe de la nue : mais cette foudre s’appelle le Surhumain.

Quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut, puis il dit à son cœur : « Les voilà qui se mettent à rire ; ils ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.

Faut-il d’abord leur briser les oreilles, afin qu’ils apprennent à entendre avec les yeux ? Faut-il faire du tapage comme les cymbales et les prédicateurs de carême ? Ou n’ont-ils foi que dans les bègues ?

Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce dont ils sont fiers ? Ils le nomment civilisation, c’est ce qui les distingue des chevriers.

C’est pourquoi ils n’aiment pas, quand on parle d’eux, entendre le mot de « mépris ». Je parlerai donc à leur fierté.

Je vais donc leur parler de ce qu’il y a de plus méprisable : je veux dire le dernier homme. »

Et ainsi Zarathoustra se mit à parler au peuple :

Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.

Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.

Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !

Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.

Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.

Voici ! Je vous montre le dernier homme.

« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.

La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.

« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil.

Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.

Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes !

Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement.

On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point.

On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles.

Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.

« Autrefois tout le monde était fou, » — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil.

On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac.

On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.

« Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. —

Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi « le prologue » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain ! » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur :

« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles.

Trop longtemps sans doute j’ai vécu dans les montagnes, j’ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à des chevriers.

Placide est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un cœur froid et pour un bouffon aux railleries sinistres.

Et les voilà qui me regardent et qui rient : et tandis qu’ils rient ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire. »"

 

17 avril 2014

Michel de Montaigne - Les Essais (extrait - Livre III Chapitre I)

Montaigne

4. Notre organisation, publique et privée, est pleine d'imperfections ; mais il n'y a dans la Nature rien d'inutile, et même pas l'inutilité elle-même ! Rien ne s'est installé en cet univers qui n'y occupe une place opportune. L'assemblage de notre être est cimenté par des dispositions maladives : l'ambition, la jalousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le désespoir sont installés en nous si naturellement qu'on en trouve la réplique même chez les animaux. La cruauté elle, n'est pas naturelle ; mais au milieu de la compassion, nous ressentons au-dedans de nous je ne sais quelle piqûre aigre-douce de plaisir malsain à voir souff rir autrui. Même les enfants ressentent cela.

Pendant la tempête, quand les vents labourent les flots,
Qu'il est doux d'assister du rivage aux rudes épreuves d'autrui.

5. Si on ôtait en l'homme les germes de ces comportements, on détruirait du même coup les conditions fondamentales de notre vie. De même en est-il dans toute société : il y a des fonctions nécessaires qui sont non seulement abjectes, mais même vicieuses ; les vices y trouvent leur place et jouent un rôle pour jointoyer l'ensemble, comme les poisons sont employés pour préserver notre santé. S'ils deviennent excusables parce que nous en avons besoin et que l'intérêt général atténue leur véritable nature, il faut en laisser la responsabilité aux citoyens les plus solides et les moins craintifs, qui leur sacrifient leur honneur et leur conscience, comme d'autres, dans les temps anciens, sacrifièrent leur vie pour le salut de leur pays. Nous autres, qui sommes plus faibles, prenons des rôles plus faciles et moins dangereux ; le bien public attend qu'on trahisse, qu'on mente, qu'on massacre : laissons donc cette tâche à des gens plus obéissants et plus souples.

Traduction de Guy de Pernon - Pernon-éditions 2008-2009

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16 avril 2014

Henri Laborit - Éloge de la fuite (extrait 3)

Kaleidoscope

"Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique, nous sommes programmés depuis l'oeuf fécondé pour cette seule fin, et toute structure vivante n'a pas d'autre raison d'être, que d'être. Mais pour être elle n'a pas d'autres moyens à utiliser que le programme génétique de son espèce. Or, ce programme génétique chez l'Homme aboutit à un système nerveux, instrument de ses rapports avec l'environnement inanimé et animé, instrument de ses rapports sociaux, de ses rapports avec les autres individus de la même espèce peuplant la niche où il va naître et se développer. Dès lors, il se trouvera soumis entièrement à l'organisation de cette dernière. Mais cette niche ne pénétrera et ne se fixera dans son système nerveux que suivant les caractéristiques structurales de celui-ci. Or, ce système nerveux répond d'abord aux nécessités urgentes, qui permettent le maintien de la structure d'ensemble de l'organisme. Ce faisant, il répond à ce que nous appelons les pulsions, le principe de plaisir, la recherche de l'équilibre biologique, encore que la notion d'équilibre soit une notion qui demande à être précisée. Il permet ensuite, du fait de ses possibilités de mémorisation, donc d'apprentissage, de connaître ce qui est favorable ou non à l'expression de ces pulsions, compte tenu du code imposé par la structure sociale qui le gratifie, suivant ses actes, par une promotion hiérarchique. Les motivations pulsionnelles, transformées par le contrôle social qui résulte de l'apprentissage des automatismes socio-culturels, contrôle social qui fournit une expression nouvelle à la gratification, au plaisir, seront enfin à l'origine aussi de la mise en jeu de l'imaginaire. Imaginaire, fonction spécifiquement humaine qui permet à l'Homme contrairement aux autres espèces animales, d'ajouter de l'information, de transformer le monde qui l'entoure. Imaginaire, seul mécanisme de fuite, d'évitement de l'aliénation environnementale, sociologique en particulier, utilisé aussi bien par le drogué, le psychotique, que par le créateur artistique ou scientifique. Imaginaire dont l'antagonisme fonctionnel avec les automatismes et les pulsions, phénomènes inconscients, est sans doute à l'origine du phénomène de conscience."

15 avril 2014

Théophile Gautier - Consolation

Eternité

Ne sois pas étonné si la foule, ô poète, 
Dédaigne de gravir ton oeuvre jusqu'au faîte ; 
La foule est comme l'eau qui fuit les hauts sommets,
Où le niveau n'est pas, elle ne vient jamais. 
Donc, sans prendre à lui plaire une peine perdue, 
Ne fais pas d'escalier à ta pensée ardue :
Une rampe aux boiteux ne rend pas le pied sûr. 
Que le pic solitaire escalade l'azur,
L'aigle saura l'atteindre avec un seul coup d'aile,
Et posera son pied sur la neige éternelle,
La neige immaculée, au pur reflet d'argent, 
Pour que Dieu, dans son oeuvre allant et voyageant, 
Comprenne que toujours on fréquente les cimes 
Et qu'on monte au sommet des poèmes sublimes.

14 avril 2014

Alphonse de Lamartine - Désir

Mélodie

Ah ! si j'avais des paroles, 
Des images, des symboles, 
Pour peindre ce que je sens ! 
Si ma langue, embarrassée 
Pour révéler ma pensée, 
Pouvait créer des accents !

Loi sainte et mystérieuse ! 
Une âme mélodieuse 
Anime tout l'univers ; 
Chaque être a son harmonie, 
Chaque étoile son génie, 
Chaque élément ses concerts.

Ils n'ont qu'une voix, mais pure, 
Forte comme la nature, 
Sublime comme son Dieu ; 
Et, quoique toujours la même, 
Seigneur, cette voix suprême 
Se fait entendre en tout lieu.

Quand les vents sifflent sur l'onde, 
Quand la mer gémit ou gronde, 
Quand la foudre retentit, 
Tout ignorants que nous sommes, 
Qui de nous, enfants des hommes, 
Demande ce qu'ils ont dit ?

L'un a dit : « Magnificence ! » 
L'autre : « Immensité ! puissance ! » 
L'autre : « Terreur et courroux ! » 
L'un a fui devant sa face, 
L'autre a dit : « Son ombre passe : 
Cieux et terre, taisez-vous ! »

Mais l'homme, ta créature, 
Lui qui comprend la nature, 
Pour parler n'a que des mots, 
Des mots sans vie et sans aile, 
De sa pensée immortelle 
Trop périssables échos !

Son âme est comme l'orage 
Qui gronde dans le nuage 
Et qui ne peut éclater, 
Comme la vague captive 
Qui bat et blanchit sa rive 
Et ne peut la surmonter.

Elle s'use et se consume 
Comme un aiglon dont la plume 
N'aurait pas encor grandi, 
Dont l'œil aspire à sa sphère, 
Et qui rampe sur la terre 
Comme un reptile engourdi.

Ah ! ce qu'aux anges j'envie 
N'est pas l'éternelle vie, 
Ni leur glorieux destin : 
C'est la lyre, c'est l'organe 
Par qui même un cœur profane 
Peut chanter l'hymne sans fin !

Quelque chose en moi soupire, 
Aussi doux que le zéphyr 
Que la nuit laisse exhaler, 
Aussi sublime que l'onde, 
Ou que la foudre qui gronde ; 
Et mon cœur ne peut parler !

Océan, qui sur tes rives 
Épands tes vagues plaintives, 
Rameaux murmurants des bois, 
Foudre dont la nue est pleine, 
Ruisseaux à la molle haleine, 
Ah ! si j'avais votre voix !

Si seulement, ô mon âme, 
Ce Dieu dont l'amour t'enflamme 
Comme le feu, l'aquilon, 
Au zèle ardent qui t'embrase 
Accordait, dans une extase, 
Un mot pour dire son nom !

Son nom, tel que la nature 
Sans parole le murmure, 
Tel que le savent les deux ; 
Ce nom que l'aurore voile, 
Et dont l'étoile à l'étoile 
Est l'écho mélodieux ;

Les ouragans, le tonnerre, 
Les mers, les feux et la terre, 
Se tairaient pour l'écouter ; 
Les airs, ravis de l'entendre, 
S'arrêteraient pour l'apprendre, 
Les deux pour le répéter.

Ce nom seul, redit sans cesse, 
Soulèverait ma tristesse 
Dans ce vallon de douleurs ; 
Et je dirais sans me plaindre : 
« Mon dernier jour peut s'éteindre, 
J'ai dit sa gloire, et je meurs ! »

12 avril 2014

Friedrich von Schiller - À un jeune ami qui était sur le point de se consacrer à la philosophie

Au bout de la nuit

Le jeune Grec avait à soutenir de rudes épreuves avant que le temple d’Éleusis reçût l’initié reconnu digne. Es-tu prêt et mûr pour pénétrer dans le sanctuaire, où Pallas Athéné garde le dangereux trésor ? Sais-tu ce qui t’y attend ? à quel prix tu achètes ? Sais-tu que tu payes un bien incertain d’un bien assuré ? Te sens-tu assez de force pour combattre le plus rude des combats, celui qui s’engage quand l’esprit et le cœur, le sentiment et la pensée se divisent ? Te sens-tu assez de courage pour lutter contre l’hydre immortelle du doute, et pour marcher virilement à l’ennemi, au dedans de toi-même ? pour démasquer, d’un œil sain et d’un cœur saintement innocent, l’erreur qui te tente comme vérité ? Fuis, si tu n’es pas sûr du guide que tu portes dans ton sein, fuis ces bords séduisants, avant que l’abîme t’engloutisse. Bien d’autres ont marché vers la lumière, et n’ont fait que tomber dans une nuit plus profonde ! L’enfance chemine sûrement à la lueur du crépuscule.

Traduit par Adolphe Régnier

12 avril 2014

William Shakespeare - Le Songe d’une nuit d’été (extrait Acte V - Scène I)

Hippolyte
— Cela est étrange, mon cher Thésée, ce que racontent ces amants !

Thésée
— Plus étrange que vrai. Jamais je ne pourrai ajouter foi à ces vieilles fables, ni à ces jeux de féerie. Les amants et les fous ont des cerveaux bouillants, une imagination féconde en fantômes, et qui conçoit au delà de ce que la froide raison peut jamais comprendre. Le fou, l’amoureux et le poëte sont tout imagination. L’un voit plus de démons que l’enfer ne peut en contenir ; c’est le fou ; l’amoureux, non moins extravagant, voit la beauté d’Hélène sur un front égyptien. L’œil du poëte, roulant dans un beau délire, lance son regard du ciel à la terre, et de la terre aux cieux ; et comme l’imagination donne un corps aux objets inconnus, la plume du poëte leur imprime de même des formes, et assigne à un fantôme aérien une demeure et un nom particulier ; tels sont les jeux d’une imagination puissante ; si elle conçoit un sentiment de joie, elle crée aussitôt un être, messager de cette joie : ou si, dans la nuit, elle se forge quelque terreur, avec quelle facilité un buisson devient un ours !

Hippolyte
— Mais toute l’histoire qu’ils ont racontée de ce qui s’est passé cette nuit, leurs idées ainsi transformées, tout cela annonce plus que les illusions de l’imagination, et présente quelque chose de réel, mais de toute façon, d’admirable et d’étrange.

Entrent Lysandre, Démétrius, Hermia et Hélène.

Thésée
— Voici nos amants qui viennent pleins de joie et d’allégresse. — Que le bonheur et de longs jours d’amour accompagnent vos cœurs, aimables amis !

Lysandre
— Que des jours plus beaux encore suivent les pas de Votre Altesse, et éclairent votre table et votre couche !

Thésée
— Allons, quelles mascarades, quelles danses aurons-nous pour consumer sans ennui ce siècle de trois heures, qui doit s’écouler entre le souper et l’heure du lit ? Où est l’ordonnateur habituel de nos fêtes ? Quels divertissements sont préparés ? N’y a-t-il point de comédie, pour soulager les angoisses de cette heure éternelle ? Appelez Philostrate.

Philostrate, s’avançant 
— Me voici, puissant Thésée.

Thésée
 — Dites ; quel passe-temps avez-vous pour cette soirée ? Quelle mascarade ? Quelle musique ? Comment tromperons-nous l’ennui du temps paresseux, si nous n’avons pas quelque plaisir pour nous distraire ?

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