Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Littérature, philosophie, poésie.
litterature
8 février 2014

Marguerite Duras - L’Amant (extrait)

ecrire

"L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. L’histoire d’une toute petite partie de ma jeunesse je l’ai plus ou moins écrite déjà, enfin je veux dire, de quoi l’apercevoir, je parle de celle-ci justement, de celle de la traversée du fleuve. Ce que je fais ici est différent, et pareil. Avant, j’ai parlé des périodes claires, de celles qui étaient éclairées. Ici je parle des périodes cachées de cette même jeunesse, de certains enfouissements que j’aurais opérés sur certains faits, sur certains sentiments, sur certains événements. J’ai commencé à écrire dans un milieu qui me portait très fort à la pudeur. Écrire pour eux était encore moral. Écrire, maintenant, il semblerait que ce ne soit plus rien bien souvent. Quelquefois je sais cela : que du moment que ce n’est pas, toutes choses confondues, aller à la vanité et au vent, écrire ce n’est rien. Que du moment que ce n’est pas, chaque fois, toutes choses confondues en une seule par essence inqualifiable, écrire ce n’est rien que publicité. Mais le plus souvent je n’ai pas d’avis, je vois que tous les champs sont ouverts, qu’il n’y aurait plus de murs, que l’écrit ne saurait plus où se mettre pour se cacher, se faire, se lire, que son inconvenance fondamentale ne serait plus respectée, mais je n’y pense pas plus avant."

Publicité
Publicité
5 février 2014

Miguel de Cervantès - Don Quichotte (extrait)

Miguel_de_Cervantes

"Là-dessus ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent qu'il y a en cette plaine, et, dès que Don Quichotte les vit, il dit à son écuyer : « La fortune conduit nos affaires mieux que nous n'eussions su désirer. Car voilà, ami Sancho Pança, où se découvrent trente ou quelque peu plus de démesurés géants, avec lesquels je pense avoir combat et leur ôter la vie à tous, et de leurs dépouilles nous commencerons à nous enrichir : car c'est ici une bonne guerre, et c'est faire grand service à Dieu d'ôter une si mauvaise semence de dessus la face de la terre. - Quels géants ? dit Sancho.

- Ceux que tu vois là, répondit son maître, aux longs bras, et d'aucuns les ont quelquefois de deux lieues.
- Regardez, monsieur, répondit Sancho, que ceux qui paraissent là ne sont pas des géants, mais des moulins à vent et ce qui semble des bras sont les ailes, lesquelles, tournées par le vent, font mouvoir la pierre du moulin.
- Il paraît bien, répondit Don Quichotte, que tu n'es pas fort versé en ce qui est des aventures : ce sont des géants, et, si tu as peur, ôte-toi de là et te mets en oraison, tandis que je vais entrer avec eux en une furieuse et inégale bataille. » 
Et, disant cela, il donna des éperons à son cheval Rossinante, sans s'amuser aux cris que son écuyer Sancho faisait, l'avertissant que sans aucun doute c'étaient des moulins à vent, et non pas des géants, qu'il allait attaquer. Mais il était tellement aheurté à cela que c'étaient des géants qu'il n'entendait pas les cris de son écuyer Sancho, ni ne s'apercevait pas de ce que c'était, encore qu'il en fût bien près ; au contraire, il disait à haute voix : «Ne fuyez pas, couardes et viles créatures, car c'est un seul chevalier qui vous attaque. » Sur cela il se leva un peu de vent, et les grandes ailes de ces moulins commencèrent à se mouvoir, ce que voyant Don Quichotte, il dit : « Vous pourriez mouvoir plus de bras que ceux du géant Briarée : vous allez me le payer. » Et, disant cela, il se recommanda de tout son cœur à sa dame Dulcinée, lui demandant qu'elle le secourût en ce danger ; puis, bien couvert de sa rondache, et la lance en l'arrêt, il accourut, au grand galop de Rossinante, donner dans le premier moulin qui était devant lui, et lui porta un coup de lance en l'aile : le vent la fit tourner avec une telle violence qu'elle mit la lance en pièces, emmenant après soi le cheval et le chevalier, qui s'en furent rouler un bon espace parmi la plaine. 

Sancho Pança accourut à toute course de son âne pour le secourir, et, quand il fut à lui, il trouva qu'il ne se pouvait remuer : tel avait été le coup que lui et Rossinante avaient reçu. «Dieu me soit en aide ! dit Sancho ; ne vous ai-je pas bien dit que vous regardiez bien ce que vous faisiez, que ce n'étaient que des moulins à vent, et que personne ne le pouvait ignorer, sinon quelqu'un qui en eût de semblables en la tête ? »"

2 février 2014

Marcel Proust - Du côté de chez Swann (extrait)

Marcel_Proust

"Il y avait bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité; Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la resssaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire, avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit.

Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés depuis si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot - s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir."

2 février 2014

Samuel Beckett - Murphy (extrait)

Samuel_Beckett

"La nature de la réalité extérieure restait obscure. Les hommes, femmes et petits enfants de la science savent s'agenouiller devant les données aussi diversement que n'importe quel autre corps d'illuminés. Par conséquent, la définition de la réalité extérieure, ou de la réalité tout court, variait selon la sensibilité de celui qui s'y hasardait. Mais tous semblaient d'accord que le contact avec elle, même le contact cotonneux du laïque, constituait un rare privilège.

Conformément à cette façon de comprendre, on décrivait les malades comme " sevrés " de la réalité, des bienfaits rudimentaires de la réalité laïque, sinon entièrement, comme dans les cas les plus graves, au moins sous certains rapports fondamentaux. Tout traitement devait viser à jeter un pont sur cet abîme, à transférer le patient de son propre petit fumier pernicieux au monde glorieux des quantités discrètes, où il recouvrerait l'inestimable prérogative de s'émerveiller, d'aimer, de haïr, de désirer, de se réjouir et de chialer, d'une façon raisonnable et bien équilibrée, et de s'en consoler dans la société d'autres qui ne valaient pas plus cher."

1 février 2014

Pablo Neruda - Les Mots - J'avoue que j'ai vécu (extrait)

Pablo_Neruda

"Tout ce que vous voudrez, oui, monsieur, mais ce sont les mots qui chantent, les mots qui montent et qui descendent... Je me prosterne devant eux... Je les aime, je m'y colle, je les traque, je les mords, je les dilapide... J'aime tant les mots... Les mots inattendus... Ceux que gloutonnement on attend, on guette, jusqu'à ce qu'ils tombent soudain... Termes aimés... Ils brillent comme des pierres de couleur, ils sautent comme des poissons de platine, ils sont écume, fil, métal, rosée... Il est des mots que je poursuis... Ils sont si beaux que je veux les mettre tous dans mon poème... Je les attrape au vol, quand ils bourdonnent, et je les retiens, je les nettoie, je les décortique, je me prépare devant l'assiette, je les sens cristallins, vibrants, éburnéens, végétaux, huileux, comme des fruits, comme des algues, comme des agates, comme des olives... Et alors je les retourne, je les agite, je les bois, je les avale, je les triture, je les mets sur leur trente et un, je les libère... Je les laisse comme des stalactites dans mon poème, comme des bouts de bois polis, comme du charbon, comme des épaves de naufrage, des présents de la vague... Tout est dans le mot... Une idée entière se modifie parce qu'un mot a changé de place ou parce qu'un autre mot s'est assis comme un petit roi dans une phrase qui ne l'attendait pas et lui a obéi... Ils ont l'ombre, la transparence, le poids, les plumes, le poil, ils ont tout ce qui s'est ajouté à eux à force de rouler dans la rivière, de changer de patrie, d'être des racines... Ils sont à la fois très anciens et très nouveaux... Ils vivent dans le cercueil caché et dans la fleur à peine née... Oh ! qu'elle est belle, ma langue, oh ! qu'il est beau, ce langage que nous avons hérité des conquistadores à l'oeil torve... Ils s'avançaient à grandes enjambées dans les terribles cordillères, dans les Amériques mal léchées, cherchant des pommes de terre, des saucisses, des haricots, du tabac noir, de l'or, du maïs, des oeufs sur le plat, avec cet appétit vorace qu'on n'a plus jamais revu sur cette terre... Ils avalaient tout, ces religions, ces pyramides, ces tribus, ces idolâtries pareilles à celle qu'ils apportaient dans leurs fontes immenses... Là où ils passaient, ils laissaient la terre dévastée... Mais il tombait des bottes de ces barbares, de leur barbe, de leurs heaumes, de leur fers, comme des cailloux, les mots lumineux qui n'ont jamais cessé ici de scintiller... la langue. Nous avons perdu... Nous avons gagné... Ils emportèrent l'or et nous laissèrent l'or... Ils emportèrent tout et nous laissèrent tout ... Ils nous laissèrent les mots."

 

 

Publicité
Publicité
1 février 2014

Guy de Maupassant - Le Horla (extrait)

 

Maupassant

"D’où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement notre bonheur et notre confiance en détresse. On dirait que l’air, l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages mystérieux. Je m’éveille plein de gaîté, avec des envies de chanter dans la gorge. — Pourquoi ? — Je descends le long de l’eau ; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé, comme si quelque malheur m’attendait chez moi. — Pourquoi ? — Est-ce un frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma pensée ? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables ?

Comme il est profond, ce mystère de l’Invisible ! Nous ne le pouvons sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin, ni les habitants d’une étoile, ni les habitants d’une goutte d’eau… avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les vibrations de l’air en notes sonores. Elles sont des fées qui font ce miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette métamorphose donnent naissance à la musique, qui rend chantante l’agitation muette de la nature… avec notre odorat, plus faible que celui du chien… avec notre goût, qui peut à peine discerner l’âge d’un vin !

Ah ! si nous avions d’autres organes qui accompliraient en notre faveur d’autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour de nous !"

1 février 2014

Virginia Woolf - Les vagues (extrait)

VirginiaWoolf

"Pourtant, la vie est supportable, la vie a de bons moments. Lundi est escorté par mardi, puis mercredi leur succède. L'esprit s'élargit d'année en année comme le tronc d'un chêne; le sentiment du moi se fortifie; la douleur même se fond dans la sensation de cette continuelle croissance. Les soupapes de l'esprit s'ouvrent et se ferment sans cesse avec une précision musicale de plus en plus parfaite; la hâte fébrile de la jeunesse trouve son emploi, et tout l'être semble manoeuvrer avec la perfection d'un mécanisme d'horloge. Avec quelle rapidité le flot nous porte de janvier à décembre. Nous sommes entraînés par le torrent des choses; et ses choses nous sont devenues si familières que nous n'apercevons pas leur ombre. Nous flottons sur la surface du fleuve."

1 février 2014

Emile Zola - La Bête humaine (extrait)

 

Emile_Zola

"Pourtant, il s’efforçait de se calmer, il aurait voulu comprendre. Qu’avait-il donc de différent, lorsqu’il se comparait aux autres ? Là-bas, à Plassans, dans sa jeunesse, souvent déjà il s’était questionné. Sa mère Gervaise, il est vrai, l’avait eu très jeune, à quinze ans et demi ; mais il n’arrivait que le second, elle entrait à peine dans sa quatorzième année, lorsqu’elle était accouchée du premier, Claude ; et aucun de ses deux frères, ni Claude, ni Etienne, né plus tard, ne semblait souffrir d’une mère si enfant et d’un père gamin comme elle, ce beau Lantier, dont le mauvais coeur devait coûter à Gervaise tant de larmes. Peut-être aussi ses frères avaient-ils chacun son mal qu’ils n’avouaient pas, l’aîné surtout qui se dévorait à vouloir être peintre, si rageusement, qu’on le disait à moitié fou de son génie. La famille n’était guère d’aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire ; non pas qu’il fût d’une santé mauvaise, car l’appréhension et la honte de ses crises l’avaient seules maigri autrefois ; mais c’étaient, dans son être, de subites pertes d’équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d’une sorte de grande fumée qui déformait tout. Il ne s’appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne buvait pas, il se refusait même un petit verre d’eau-de-vie, ayant remarqué que la moindre goutte d’alcool le rendait fou. Et il en venait à penser qu’il payait pour les autres, les pères, les grands-pères, qui avaient bu, les générations d’ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois."

1 février 2014

Emile Zola - L'Assommoir (extrait)

Emile_Zola

"Gervaise accepte d'accompagner son ami Coupeau dans un bistrot, L'Assommoir, tenu par le père Colombe. Elle découvre alors avec stupeur l'alambic qui sert à distiller l'alcool. Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s'inquiétant de l'heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où tombait un filet limpide d'alcool. L'alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s'échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c'était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s'accouder sur la barrière, en attendant qu'un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud, l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d'un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, en murmurant : C'est bête, ça me fait froid, cette machine... la boisson me fait froid..."

1 février 2014

Georges Perec - La vie, mode d’emploi (extrait)

escalier

"Dans l’escalier.

Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne, où les gens se croisent presque sans se voir, où le vie de l’immeuble se répercute, lointaine et régulière. De ce qui se passe derrière les lourdes portes des appartements, on ne perçoit le plus souvent que ces échos éclatés, ces bribes, ces débris, ces esquisses, ces amorces, ces incidents ou accidents qui se déroulent dans ce que l’on appelle les « parties communes », ces petits bruits feutrés que le tapis de laine rouge passé étouffe, ces embryons de vie communautaire qui s’arrêtent toujours aux paliers. Les habitants d’un même immeuble vivent à quelques centimètres les uns des autres, une simple cloison les sépare, ils se partagent les mêmes espaces répétés le long des étages, ils font les mêmes gestes en même temps, ouvrir le robinet, tirer la chasse d’eau, allumer la lumière, mettre la table, quelques dizaines d’existences simultanées qui se répètent d’étage en étage, et d’immeuble en immeuble, et de rue en rue. Ils se barricadent dans leurs parties privatives -puisque c’est comme ça que ça s’appelle- et ils aimeraient bien que rien n’en sorte, mais si peu qu’ils en laissent sortir, le chien en laisse, l’enfant qui va au pain, le reconduit ou l’éconduit, c’est par l’escalier que ça sort. Car tout ce qui se passe passe par l’escalier, tout ce qui arrive arrive par l’escalier, les lettres, les faire-part, les meubles que les déménageurs apportent ou emportent, le médecin appelé en urgence, le voyageur qui revient d’un long voyage. C’est à cause de cela que l’escalier reste un lieu anonyme, froid, presque hostile. Dans les anciennes maisons, il y avait encore des marches de pierre, des rampes en fer forgé, des sculptures, des torchères, une banquette parfois pour permettre aux gens âgés de se reposer entre deux étages. Dans les immeubles modernes, il y a des ascenseurs aux parois couvertes de graffiti qui se voudraient obscènes et des escaliers dits « de secours » en béton brut, sales et sonores. Dans cet immeuble-ci, où il y a un vieil ascenseur presque toujours en panne, l’escalier est un lieu vétuste, d’une propreté douteuse, qui d’étage en étage se dégrade, selon les conventions de la respectabilité bourgeoise : deux épaisseurs de tapis jusqu’au troisième, une seule ensuite, et plus du tout pour les deux étages de comble."

Publicité
Publicité
<< < 1 2 3 4 > >>
Bienvenue !

Extraits d'oeuvres littéraires,
philosophiques, musicales... poétiques.
Bonne visite !


Publicité
Publicité