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Littérature, philosophie, poésie.

10 mars 2014

Michel de Montaigne - Les Essais (extrait - Livre III Chapitre XIII)

Montaigne

Les philosophes voudraient s'échapper d'eux-mêmes, et ainsi échapper à l'homme. C'est une folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de s'élever, ils s'abaissent. Ces attitudes transcendantes m'effraient, comme les lieux haut perchés et inaccessibles, et rien n'est pour moi si diffcile à avaler dans la vie de Socrate que ses extases et « démoneries »89. Rien n'est pour moi aussi humain chez Platon que ce pourquoi on l'appelle « divin ». De toutes nos sciences, celles qui sont placées le plus haut me semblent celles qui sont les plus basses et les plus terre à terre. Et je ne trouve rien de si humble et de si mortel, dans la vie d'Alexandre, que ses folles idées concernant son immortalité. Comme il s'était réjoui de l'oracle rendu par Jupiter Ammon, qui le plaçait parmi les dieux, dans une de ses lettres à Philotos, ce dernier lui répondit par cette saillie plaisante : « En ce qui te concerne, j'en suis bien aise, mais il y a de quoi plaindre ceux qui devront vivre et obéir à un homme qui dépasse la mesure d'un homme et qui ne s'en contente pas. »

C'est en te soumettant aux dieux que tu règnes.

La noble inscription par laquelle les Athéniens honorèrent l'arrivée de Pompée dans leur ville est conforme à ma façon de penser :

Tu es Dieu dans la mesure
où tu sais que tu es un homme.

C'est une perfection absolue, et pour ainsi dire divine, de savoir jouir de soi tel qu'on est. Nous recherchons d'autres façons d'être parce que nous ne voulons pas chercher à comprendre les nôtres, et nous sortons de nous-mêmes, parce que nous ne savons pas ce qui s'y passe. Nous avons donc beau monter sur des échasses : même sur des échasses, il nous faut encore marcher avec nos jambes. Et sur le trône le plus élevé du monde, nous ne sommes encore assis que sur notre cul.

Les plus belles vies sont, à mon sens, celles qui se conforment au modèle commun et humain, bien ordonnées, mais sans rien d'extraordinaire, sans extravagance. 

Mais la vieillesse a besoin d'être traitée un peu plus tendrement. Recommandons-la au dieu protecteur de la santé et de la sagesse, mais une sagesse gaie et sociable :

Accorde-moi, ô fils de Latone, de jouir des biens acquis,
Avec une santé robuste, et je t'en prie, un esprit intact.
Fais que ma vieillesse ne soit pas déshonorante,
Et qu'elle puisse encore toucher la lyre.

___________________________

89. Socrate attribuait à son « démon » - son esprit particulier - son inspiration philosophique et sa conduite.

 

Traduction de Guy de Pernon - Pernon-éditions 2008-2009

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8 mars 2014

René Guy Cadou - Ah je ne suis pas métaphysique, moi

Un arbre

Ah je ne suis pas métaphysique, moi
Je n’ai pas l’habitude de plonger les doigts
Dans les bocaux de l’éternité mauve et sale
Comme un bistrot de petite ville provinciale
Et que m’importe qu’en les siècles l’on dispose
De mon âme comme d’une petite chose
Sans importance ainsi qu’au plus chaud de l’été
Dans la poussière le corset d’un scarabée
Je prodigue à plaisir et même quand je dors
Il y a cette flamme en moi qui donne tort
A tout ce qui n’est pas cette montée sévère
Vers l’admirable accidenté visage de la terre
Je plonge dans ma vie une main de chiendent
Et c’est trop de bonheur lorsque de temps en temps
L’heure venue d’agir j’en tire la semence
Qui d’année en année prolonge ma patience
Ah tu verrais faner les ciels et les chevaux
O mon cœur sans que rien ne te semblât nouveau
Même dût-on mourir dans le frais de son âge
Rien que d’avoir posé son front sur un corsage
Et fût-il d’une mère on a bien mérité
De croire dans la vie plus qu’en l’éternité.

8 mars 2014

Jean-Paul Sartre - L'Être et le Néant (extrait)

Jean-Paul_Sartre

Le garçon de café

"Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.

Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier, du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard "fixé à dix pas").

Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle "signifie" : l'obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc.

Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un "sujet de droit". Et c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une "représentation" pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation.

Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j'en suis séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m'isole de lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis. Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes... Ce que je tente de réaliser c'est un être-en-soi du garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer."

7 mars 2014

Victor Hugo - L'âne (extrait)

AneConduite de l'homme vis-à-vis des enfants


Et l’âne s’écria: - Pauvres fous! Dieu vous livre
L’enfant, du paradis des anges encore ivre;
Vite, vous m’empoignez ce marmot radieux,
Ayant trop de clarté, trop d’oreilles, trop d’yeux,
Et vous me le fourrez dans un ténébreux cloître;
On lui colle un gros livre au menton comme un goître;
Et vingt noirs grimauds font dégringoler des cieux,
Ô douleur! ce charmant petit esprit joyeux;
On le tire, on le tord, on l’allonge, on le tanne,
Tantôt en uniforme, et tantôt en soutane;
Un beau jour Trissotin l’examine, un préfet
Le couronne; et c’est dit: un imbécile est fait.
Glycère et Jeanneton, ces deux filles célestes,
Qui courent dans Virgile et Ronsard, sont moins lestes,
Quand Sylvain les poursuit, le fauve jouvenceau,
À trousser leur jupon pour passer un ruisseau,
Un singe est moins agile à gober une pêche,
Les baleiniers, armant leurs pirogues de pêche,
Sont moins prompts à lancer leur barque au flot mouvant
Dès que d’un squale en marche ils entendent l’évent,
En frappant dans ses mains Bonaparte a moins vite
Chassé l’aigle tudesque et l’aigle moscovite
Qu’un pédant n’est rapide à défaire un esprit.
Oh! que de fois, depuis qu’hélas! on m’entreprit,
J’ai vu l’abrutisseur en chef, le grand pontife
Qui, lugubre, a le plus de crasse dans sa griffe,
Dans l’antre où se tenaient nos régents, nos dragons
Les plus chauves, les plus goutteux, les plus bougons,
Entrer, tenant par l’aile ou la patte sanglante
Une pauvre petite âme toute tremblante,
Et dire, en la jetant aux vieux: Plumez-moi ça!
Je me souviens des cris que plus d’une poussa
Pendant que son plumage auroral, son enfance,
Sa blancheur, sa candeur, sa gaîté sans défense,
Sous les vils ongles noirs d’un rustre aux yeux éteints,
Tombaient, duvet charmant, et que les sacristains
Heureux de voir l’oiseau tout nu dans leurs mains dures
Balayaient ces splendeurs des cieux au tas d’ordures!
L’aile pourtant n’est point arrachée au moignon;
Elle repousse grise et faite au cabanon;
L’enfant vit; nul ne peut dire: Cette âme est morte;
L’âme prend la couleur du verrou de la porte,
Voilà tout, et son œil clignote; et maintenant,
Avec un encrier au croupion, traînant
Bréviaires, gradus, glossaires, cent volumes,
Toute la cuistrerie engluée à tes plumes,
Vole donc, alouette, au fond du libre azur!
La sacristie, hélas! fait un deleatur
Du mystérieux D qui sert de majuscule
Au mot DIEU flamboyant dans notre crépuscule;
Elle éteint dans les fronts les rayons libéraux.
Vous mutilez des coeurs, ah, niais! ah, bourreaux!
Et vous raccourcissez des âmes! et vous êtes
Dans l’auguste forêt d’horribles ciseaux bêtes!
Vous tondez les instincts, vous rognez les cerveaux;
Sur le patron des vieux vous taillez les nouveaux;
De la création vous troublez l’équilibre;
Ignorant que tout être est fait pour croître libre,
Pour donner telle fleur et vivre en tel milieu,
Que toute âme a sa forme intime devant Dieu,
Et que toute nature a droit à sa broussaille,
Vous tronquez des talents, de même qu’à Versaille,
Ô brutes, vous changez en pains de sucre verts
Le cèdre et le cyprès, géants d’ombre couverts,
Sans même voir, parmi vos bronzes et vos marbres,
L’humiliation de tous ces pauvres arbres,
L’ennui de l’oranger fait pomme, et le chagrin
Des ifs taillés en cône autour du boulingrin.
Pédagogues! toujours c’est ainsi que vous faites.
Tout l’esprit humain doit se mouler sur vos têtes;
Pégase doit brouter dans votre basse-cour,
L’aile morte, et manger de votre foin. Le jour
Où, de votre perruque arrangeant les volutes,
Fiers, perchés sur Zoïle et Batteux, vous voulûtes
Définir le génie, expliquer la beauté,
Les mauvais estomacs ont dit: Sobriété;
Les myopes ont dit: Soyons ternes; la clique
Des précepteurs, geignant d’un air mélancolique,
A décrété: Le beau, c’est un mur droit et nu.
Donc Rubens est trop rouge et Puget trop charnu;
L’art est maigre; Vénus serait plus belle, étique.
Shakspeare, ce satan de votre art poétique,
Prodigue image, idée et vie à chaque pas;
La nature, imitant Shakspeare, ne voit pas
Sur une vieille pierre une place vacante
Sans la donner à l’herbe ou l’offrir à l’acanthe;
Le lierre énorme où l’art mystérieux se plaît
Emplit Heidelberg comme il emplit Hamlet;
Vous coupez cette ronce auguste qui soupire;
Vous tombez à grands coups de serpe sur Shakspeare,
Marauds, et vous frappez, jusqu’à n’en laisser rien,
Sur le grand chêne où flotte un hymne aérien.
À qui donc croyez-vous persuader, ô cuistres,
Que le beau, que le vrai vous ont pris pour ministres,
Et qu’Horace va dire: Hic lucidus ordo,
Parce que vous tirez des crétins au cordeau!
N’est-il pas odieux, ô Jean-Jacque, ô Molière,
Ô d’Aubigné, du droit puissant auxiliaire,
Qui disais en voyant un roi: Qu’est-ce que c’est?
Montaigne, mon bon Michel que son père faisait
Éveiller le matin au son de la musique,
Diderot qui raillais tout le vieil art phtisique,
Ô libre Hoffmann, planant dans les rêves fougueux,
N’est-il pas désolant, dites, de voir ces gueux,
Tatoués de latin, de grec, d’hébreu, ces cancres
Dont l’âme prend un bain dans la noirceur des encres,
Exécuter l’enfance en leurs blêmes couvents!
Ne sont-ils pas hideux, ces faux docteurs, savants
À donner au progrès une incurable entorse,
Commençant par l’ennui pour finir par la force,
Du bâillement allant volontiers au bâillon,
Logiques, de Boileau concluant Trestaillon,
Vantant Bonald, couvrant de béates exergues
Piet, Cornet d’Incourt et Clausel de Coussergues,
Tâchant d’éteindre au fond des bleus éthers!
N’est-il pas monstrueux de voir ces magisters,
Casernés dans l’horreur de leur Isis occulte,
Poser sur l’avenir qui s’envole en tumulte
Avec l’emportement d’Achille et de Roland,
Ayant dans l’oeil l’éclair de Vasco s’en allant
Ou de Jason partant pour la plage colchique,
Leur bâton de sergent instructeur monarchique,
Et crier aux esprits: À droite! alignement!
Écolâtres, au fond de votre enseignement
Est Rome, enfermant l’âme en sa funèbre enceinte;
Vous êtes les prévôts de la science sainte
D’où jaillissant Newton et Watt, les caporaux
De l’art divin qui vit vibrer Sienne et Paros;
Le vil marais vous charme et votre oeil le préfère;
Vous feriez un étang, si l’on vous laissait faire,
De l’océan tordant ses flots sur les galets;
En forgeant des pédants, vous créez des valets;
En faisant le front bas vous faites l’âme basse;
Qu’un de vos patients chuchote dans la classe,
Qu’il ose relever son museau d’écolier,
Et se gratter un peu le cou sous son collier,
Ô révolution! anarchie! il vous semble
Que l’alphabet lui-même entre vos pattes tremble,
Que l’F et que le B vont se prendre le bec,
Que l’O tourne sa roue aux cornes de l’Y,
Horreur! et qu’on va voir le point, bille fatale,
Tomber enfin sur l’I, ce bilboquet tantale!
Votre système est vain, votre empirisme est faux.
Ayez donc la charrue avant d’avoir la faux.
Çà, vous figurez-vous, parlons net, camarades,
Qu’on est un vrai docteur pour avoir pris ses grades,
Et qu’on sait quelque chose en sortant de chez vous?
Que la grande nature, aux bruits vastes et doux,
Belle, n’enseigne rien à l’esprit qu’elle élève;
Et qu’Adam, ébloui de l’éden, épris d’Ève,
Attendait, pour que Dieu tout à fait le créât,
Qu’Iblis lui fît passer le baccalauréat?
Non, la nature au fond pourrait suffire seule;
Elle sait tout, elle est nourrice, étant aïeule!
5 mars 2014

Paul Verlaine - Chanson d'automne

Automne

Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

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4 mars 2014

Emile Zola - Mes haines, causeries littéraires et artistiques (extrait 1)

Emile_Zola

"La haine est sainte. Elle est l'indignation des cœurs forts et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la sottise. Haïr c'est aimer, c'est sentir son âme chaude et généreuse, c'est vivre largement du mépris des choses honteuses et bêtes. La haine soulage, la haine fait justice, la haine grandit. Je me suis senti plus jeune et plus courageux après chacune de mes révoltes contre les platitudes de mon âge. J'ai fait de la haine et de la fierté mes deux hôtesses; je me suis plu à m'isoler, et, dans mon Clément, à haïr ce qui blessait le juste et le vrai.

Je hais les gens nuls et impuissants ; ils me gênent. Ils ont brûlé mon sang et brisé mes nerfs. Je ne sais rien de plus irritant que ces brutes qui se dandinent sur leurs deux pieds, comme des oies, avec leurs yeux ronds et leur bouche béante. Je n'ai pu faire deux pas dans la vie sans rencontrer trois imbéciles, et c'est pourquoi je suis triste. La grande route en est pleine, la foule est faite de sots qui vous arrêtent au passage pour vous baver leur médiocrité à la face. Ils marchent, ils parlent, et toute leur personne, gestes et voix, me blesse à ce point que je préfère, comme Stendhal, un scélérat à un crétin. Je le demande, que pouvons-nous faire de ces gens-là; les voici sur nos bras, en ces temps de luttes et de marches forcées. Au sortir du vieux monde, nous nous hâtons vers un monde nouveau. Ils se pendent à nos bras, ils se jettent dans nos jambes, avec des rires niais, d'absurdes sentences; ils nous rendent les sentiers glissants et pénibles. Nous avons beau nous secouer, ils nous pressent, nous étouffent, s'attachent à nous. Eh quoi ! nous en sommes à cet âge où les chemins de fer et le télégraphe électrique nous emportent, chair et esprit, à l'infini et à l'absolu, à cet âge grave et inquiet où l'esprit humain est en enfantement d'une vérité nouvelle, et il y a là des hommes de néant et de sottise qui nient le présent, croupissent dans la mare étroite et nauséabonde de leur banalité. Les horizons s'élargissent, la lumière monte et emplit le ciel. Eux, ils s'enfoncent à plaisir dans la fange tiède où leur ventre digère avec une voluptueuse lenteur ; ils bouchent leurs yeux de hiboux que la clarté offense, ils crient qu'on les trouble et qu'ils ne peuvent plus faire leurs grasses matinées en ruminant à l'aise le foin qu'ils broient à pleine mâchoire au râtelier de la bêtise commune. Qu'on nous donne des fous, nous en ferons quelque chose; les fous pensent; ils ont chacun quelque idée trop tendue qui a brisé le ressort de leur intelligence ; ce sont là des malades de l'esprit et du cœur, de pauvres âmes toutes pleines de vie et de force. Je veux les écouter, car j'espère toujours que dans le chaos de leurs pensées va luire une vérité suprême. Mais, pour l'amour de Dieu, qu'on tue les sots et les médiocres, les impuissants et les crétins, qu'il y ait des lois pour nous débarrasser de ces gens qui abusent de leur aveuglement pour dire qu'il fait nuit. Il est temps que les hommes de courage et d'énergie aient leur 93 : l'insolente royauté des médiocres a lassé le monde, les médiocres doivent être jetés en masse à la place de Grève. Je les hais.

Je hais les hommes qui se parquent dans une idée personnelle, qui vont en troupeau, se pressant les uns contre les autres, baissant la tête vers la terre pour ne pas voir la grande lueur du ciel. Chaque troupeau a son dieu, son fétiche, sur l'autel duquel il immole la grande vérité humaine. Ils sont ainsi plusieurs centaines dans Paris, vingt à trente dans chaque coin, ayant une tribune du haut de laquelle ils haranguent solennellement le peuple. Ils vont leur petit bonhomme de chemin, marchant avec gravité en pleine platitude, poussant des cris de désespérance dès qu'on les trouble dans leur fanatisme puéril. Vous tous qui les connaissez, mes amis, poètes et romanciers, savants et simples curieux, vous qui êtes allés frapper à la porte de ces gens graves s'enfermant pour tailler leurs ongles, osez dire avec moi, tout haut, afin que la foule vous entende, qu'ils vous ont jeté hors de leur petite église, en bedeaux peureux et intolérants. Dites qu'ils vous ont raillé de votre inexpérience, l'expérience étant de nier toute vérité qui n'est pas leur erreur. Racontez l'histoire de votre premier article, lorsque vous êtes venu avec votre prose honnête et convaincue vous heurter contre cette réponse : « Vous louez un homme de talent qui, ne pouvant avoir de talent pour nous, ne doit en avoir pour personne. » Le beau spectacle que nous offre ce Paris intelligent et juste ! Il y a, là-haut ou là-bas, dans une sphère lointaine assurément, une vérité une et absolue qui régit les mondes et nous pousse à l'avenir. Il y a ici cent vérités qui se heurtent et se brisent, cent écoles qui s'injurient, cent troupeaux qui bêlent en refusant d'avancer. Les uns regrettent un passé qui ne peut revenir, les autres rêvent un avenir qui ne viendra jamais; Ceux qui songent au présent, en parlent comme d'une éternité. Chaque religion a ses prêtres, chaque prêtre a ses aveugles et ses eunuques. De la réalité, point de souci ; une simple guerre civile, une bataille de gamins se mitraillant à coups de boules de neige, une immense farce dont le passé et l'avenir, Dieu et l'homme, le mensonge et la sottise, sont les pantins complaisants et grotesques. Où sont, je le demande, les hommes libres, ceux qui vivent tout haut, qui n'enferment pas leur pensée dans le cercle étroit d'un dogme et qui marchent franchement vers la lumière, sans craindre de se démentir demain, n'ayant souci que du juste et du vrai ? Où sont les hommes qui ne font pas partie des claques assermentées, qui n'applaudissent pas, sur un signe de leur chef, Dieu ou le prince, le peuple ou bien l'aristocratie ? Où sont les hommes qui vivent seuls, loin des troupeaux humains, qui accueillent toute grande chose, ayant le mépris des coteries et l'amour de la libre pensée ? Lorsque ces hommes parlent, les gens graves et bêtes se fâchent et les accablent de leur masse; puis ils rentrent dans leur digestion, ils sont solennels, ils se prouvent victorieusement entre eux qu'ils sont tous des imbéciles. Je les hais.

Je hais les railleurs malsains, les petits jeunes gens qui ricanent, ne pouvant imiter la pesante gravité de leurs papas. Il y a des éclats de rire plus vides encore que les silences diplomatiques. Nous avons, en cet âge anxieux, une gaieté nerveuse et pleine d'angoisse qui m'irrite douloureusement, comme les sons d'une lime promenée entre les dents d'une scie. Eh ! taisez-vous, vous tous qui prenez à tâche d'amuser le public, vous ne savez plus rire, vous riez aigre à agacer les dents. Vos plaisanteries sont navrantes; vos allures légères ont la grâce des poses de disloqués ; vos sauts périlleux sont de grotesques culbutes dans lesquelles vous vous étalez piteusement. Ne voyez-vous pas que nous ne sommes point en train de plaisanter. Regardez, vous pleurez vous-mêmes. A quoi bon vous forcer, vous battre les flancs pour trouver drôle ce qui est sinistre. Ce n'est point ainsi qu'on riait autrefois, lorsqu'on pouvait encore rire. Aujourd'hui, la joie est un spasme, la gaieté une folie qui secoue. Nos rieurs, ceux qui ont une réputation de belle humeur, sont des gens funèbres qui prennent n'importe quel fait, n'importe quel homme dans la main, et le pressent jusqu'à ce qu'il éclate, en enfants méchants qui ne jouent jamais aussi bien avec leurs jouets que lorsqu'ils les brisent. Nos gaietés sont celles des gens qui se tiennent les côtes, quand ils voient un passant tomber et se casser un membre. On rit de tout, lorsqu'il n'y a pas le plus petit mot pour rire. Aussi sommes-nous un peuple très gai; nous rions de nos grands hommes et de nos scélérats, de Dieu et du diable, des autres et de nous-mêmes. Il y a, à Paris, toute une armée qui tient en éveil l'hilarité publique; la farce consiste à être bête gaiement, comme d'autres sont bêtes solennellement. Moi, je regrette qu'il y ait tant d'hommes d'esprit et si peu d'hommes de vérité et de libre justice. Chaque fois que je vois un garçon honnête se mettre à rire, pour le plus grand plaisir du public, je le plains, je regrette qu'il ne soit pas assez riche pour vivre sans rien faire, sans se tenir ainsi les côtes indécemment. Mais je n'ai pas de plainte pour ceux qui n'ont que des rires, n'ayant point de larmes. Je les hais.

Je hais les sots qui font les dédaigneux, les impuissants qui crient que notre art et notre littérature, meurent de leur belle mort. Ce sont les cerveaux les plus vides, les cœurs les plus secs, les gens enterrés dans le passé, qui feuillettent avec mépris les œuvres vivantes et tout enfiévrées de notre âge, et les déclarent nulles et étroites. Moi, je vois autrement. Je n'ai guère souci de beauté ni de perfection. Je me moque des grands siècles. Je n'ai souci que de vie, de lutte, de fièvre. Je suis à l'aise parmi notre génération. Il me semble que l'artiste ne peut souhaiter un autre milieu, une autre époque. Il n'y a plus de maîtres, plus d'écoles. Nous sommes en pleine anarchie, et chacun de nous est un rebelle qui pense pour lui, qui crée et se bat pour lui. L'heure est haletante, pleine d'anxiété : on attend ceux qui frapperont le plus fort et le plus juste, dont les poings seront assez puissants pour fermer la bouche des autres, et il y a au fond de chaque nouveau lutteur une vague espérance d'être ce dictateur, ce tyran de demain. Puis, quel horizon large ! Comme nous sentons tressaillir en nous les vérités de l'avenir ! Si nous balbutions, c'est que nous avons trop de choses à dire. Nous sommes au seuil d'un siècle de science et de réalité, et nous chancelons, par instants, comme des hommes ivres, devant la grande lueur qui se lève en face de nous. Mais nous travaillons, nous préparons la besogne de nos fils, nous en sommes à l'heure de la démolition, lorsqu'une poussière de plâtre emplit l'air et que les décombres tombent avec fracas. Demain l'édifice sera reconstruit. Nous aurons eu les joies cuisantes, l'angoisse douce et amère de l'enfantement; nous aurons eu les œuvres passionnées, les cris libres de la vérité, tous les vices et toutes les vertus des grands siècles à leur berceau. Que les aveugles nient nos efforts, qu'ils voient dans nos luttes les convulsions de l'agonie, lorsque ces luttes sont les premiers bégaiements de la naissance. Ce sont des aveugles ! Je les hais.

Je hais les cuistres qui nous régentent, les pédants et les ennuyeux qui refusent la vie. Je suis pour les libres manifestations du génie humain. Je crois à une suite continue d'expressions humaines, à une galerie sans fin de tableaux vivants, et je regrette de ne pouvoir vivre toujours pour assister à l'éternelle comédie aux mille actes divers. Je ne suis qu'un curieux. Les sots qui n'osent regarder en avant, regardent en arrière. Ils font le présent des règles du passé, et ils veulent que l'avenir, les œuvres et les hommes, prennent modèle sur les temps écoulés. Les jours naîtront à leur gré, et chacun d'eux amènera une nouvelle idée, un nouvel art, une nouvelle littérature. Autant de sociétés, autant d’œuvres diverses, et les sociétés se transformeront éternellement. Mais les impuissants ne veulent pas agrandir le cadre; ils ont dressé la liste des œuvres déjà produites, et ont ainsi obtenu une vérité relative dont ils font une vérité absolue. Ne créez pas, imitez. Et voilà pourquoi je hais les gens bêtement graves et les gens bêtement gais, les artistes et les critiques qui veulent sottement faire de la vérité d'hier la vérité d'aujourd'hui. Ils ne comprennent pas que nous marchons et que les paysages changent. Je les hais.

Et maintenant vous savez quelles sont mes amours mes belles amours de jeunesse."

3 mars 2014

Albert Camus - L'Etranger (extrait)

albert-camus

"Lui parti, j’ai retrouvé le calme. J’étais épuisé et je me suis jeté sur ma couchette. Je crois que j’ai dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. À ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m’était à jamais indifférent. Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai pensé à maman. Il m’a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d’une vie elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle avait joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s’éteignaient, le soir était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine."

Editions Gallimard

2 mars 2014

René Char - Commune présence

Présence

Tu es pressé d'écrire 
Comme si tu étais en retard sur la vie.
S'il en est ainsi fais cortège à tes sources.
Hâte-toi
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux, de rébellion, de bienfaisance.
Effectivement tu es en retard sur la vie,
La vie inexprimable,
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir,
Celle qui t'est refusée chaque jour par les êtres et par les choses,
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés
Au bout de combats sans merci.
Hors d'elle, tout n'est qu'agonie soumise, fin grossière.
Si tu rencontres la mort durant ton labeur,
Reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride,
En t'inclinant.
Si tu veux rire,
Offre ta soumission,
Jamais tes armes.
Tu as été créé pour des moments peu communs.
Modifie-toi, disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave.
Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
Sans interruption,
Sans égarement.

Essaime la poussière.
Nul ne décèlera votre union.

2 mars 2014

Arthur Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation (extrait 1)

Schopenhauer

[...]chaque individu, en dépit de sa petitesse, bien que perdu, anéanti au milieu d’un monde sans bornes, ne se prend pas moins pour centre du tout, faisant plus de cas de son existence et de son bien-être que de ceux de tout le reste, étant même, s’il consulte la seule nature, prêt à y sacrifier tout ce qui n’est pas lui, à anéantir le monde au profit de ce moi, de cette goutte d’eau dans un océan, et pour prolonger d’un moment son existence à lui. Cet état d’âme, c’est l'égoïsme, et il est essentiel à tous les Etres dans la nature ; c’est par lui, au reste, que la contradiction intime de la volonté se révèle, et sous un aspect effroyable. L’égoïsme, en effet, a pour base, pour point d’appui, cette opposition même du microcosme et du macrocosme ; il vient de ce que la volonté, pour se manifester, doit se soumettre à une loi formelle, au principe d’individuation ; par suite, elle se produit en une infinité d’individus, toujours pareille à elle-même, toujours entière, complète, avec ses deux faces {la volonté et la représentation). Ainsi chacun s’apparaît comme étant la volonté tout entière et l’intelligence représentative tout entière, tandis que les autres ne lui sont donnés d’abord qu’à l’état de représentations, et de représentations à lui : aussi, pour lui, son être propre et sa conservation doivent-ils passer avant tout au monde. Pour chacun de nous, notre mort est la fin du monde ; quant à celle de nos connaissances, c’est chose assez indifférente, à moins qu’elle ne touche à quelques-uns de nos intérêts personnels. Quand la conscience atteint à son plus haut degré, c’est-à-dire chez l’homme, la douleur et la joie, par conséquent l’égoïsme, doivent, comme l’intelligence, s’élever à leur suprême intensité, et nulle part n’aura éclaté plus violemment le combat des individus, l’égoïsme en étant la cause. C’est le spectacle que nous avons sous les yeux, en grand et en petit ; il a son côté effroyable : c’est la vie des grands tyrans, des grands scélérats, ce sont les guerres qui ravagent un monde ; et son côté risible : c’est celui-ci que considère la comédie, et il a pour traits essentiels cette vanité et cette présomption si incomparablement décrites, expliquées in abstracto par La Rochefoucauld ; ce spectacle, nous le retrouvons et dans l’histoire universelle, et dans les limites de notre expérience.

26 février 2014

René Char - La postérité du soleil (Préface)

Entre la mort et la beauté

De moment en moment

"Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? Où mène-t-il pour nous solliciter si fort ? Quels arbres et quels amis sont vivants derrière l'horizon de ses pierres, dans le lointain miracle de la chaleur ? Nous sommes venus jusqu'ici car là où nous étions ce n'était plus possible. On nous tourmentait et on allait nous asservir. Le monde, de nos jours, est hostile aux Transparents. Une fois de plus il a fallu partir... Et ce chemin, qui ressemblait à un long squelette, nous a conduits à un pays qui n'avait que son souffle pour escalader l'avenir. Comment montrer, sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ? Par la vertu de la vie obstinée, dans la boucle du Temps artiste, entre la mort et la beauté."

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