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Littérature, philosophie, poésie.

1 février 2014

Sully Prudhomme - Le vase brisé

Le vase brisé

Le vase où meurt cette vervaine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;

Le coup dut l'effleurer à peine,
Aucun bruit ne l'a révélé. 

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brisé. 

Souvent aussi la main qu'on aime
Effleurant le coeur, le meurtrit ;
Puis le coeur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde :
Il est brisé, n'y touchez pas.

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1 février 2014

Louis-Ferdinand Céline - Voyage au bout de la nuit (extrait)

Louis-Ferdinand_Céline

""Je vais me tuer! " qu'il me prévenait quand sa peine lui semblait trop grande. Et puis il parvenait tout de même à la porter sa peine un peu plus loin comme un poids bien trop lourd pour lui, infiniment inutile, peine sur une route où il ne trouvait personne à qui en parler, tellement qu'elle était énorme et multiple. Il n'aurait pas su l'expliquer, c'était une peine qui dépassait son instruction. Lâche qu'il était, je le savais, et lui aussi, de nature espérant toujours qu'on allait le sauver de la vérité, mais je commençais cependant, d'autre part, à me demander s'il existait quelque part, des gens vraiment lâches... On dirait qu'on peut toujours trouver pour n'importe quel homme une sorte de chose pour laquelle il est prêt à mourir tout de suite et bien content encore. Seulement son occasion ne se présente pas toujours de mourir joliment, l'occasion qui lui plairait. Alors il s'en va mourir comme il peut, quelque part... Il reste là l'homme sur la terre avec l'air d'un couillon en plus et d'un lâche pour tout le monde, pas convaincu seulement, voilà tout. C'est seulement en apparence la lâcheté. Robinson n'était pas prêt à mourir dans l'occasion qu'on lui présentait. Peut-être que présenté autrement, ça lui aurait beaucoup plu. En somme, la mort c'est un peu comme un mariage. Cette mort-là elle ne lui plaisait pas du tout et puis voilà. Rien a dire. Il faudrait qu'il se résigne à accepter son croupissement et sa détresse. Mais pour le moment il était encore tout occupé, tout passionné à s'en barbouiller l'âme d'une façon dégoûtante de son malheur et de sa détresse. Plus tard, il mettrait de l'ordre dans son malheur et alors une vraie vie nouvelle recommencerait. Faudrait bien.

Il n'y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut-être que ce qui n'a pas encore été dit. On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. Ça y sera."

1 février 2014

Nicolas Gogol - Les Âmes mortes (extrait)

gogol

"Heureux aussi l'écrivain qui s'éloigne des âmes tristes rebutantes, quitte la réalité pénible et dépeint les caractères de belle distinction. Heureux celui qui, dans les bas-fonds de la société humaine, choisit seulement les natures exceptionnelles, qui ne trahit jamais l'inspiration haute de sa lyre, ne descend pas vers les misérables dépossédés, fuit le vulgaire et s'élance vers les régions éthérées où ne vivent que des êtres de beauté. Son sort est doublement enviable ; il est chez lui dans ces régions et les échos de sa gloire retentissent plus loin ; il a mis des voiles lourds devant les yeux des hommes qu'il a flattés encadrant les tristesses de la vie et peignant uniquement le beau et le noble. Les foules applaudissent et le suivent, elles le proclament génie universel, dont le vol puissant plane comme celui de l'aigle. A son nom tous les coeurs s'émeuvent et des larmes d'admiration brillent dans les regards. Il n'a point d'égal, il est Dieu !

 Mais tel n'est point le sort de l'écrivain qui ose étaler ce que des yeux indifférents ne voient jamais, toute la vase écoeurante, horrible des misères de la vie, tous l'abîme de ces natures froides, mesquines, basses que nous rencontrons à chaque pas tous les jours. Ce poète impitoyable met en relief et décrit puissamment cette réalité afin que tous la connaissent. Il ne doit pas compter sur les applaudissements de la foule, il ne voit jamais ni larmes de reconnaissance ni enthousiasmes délirants des âmes. Nulle jeune vierge émue ne court vers lui, transportée d'extase, et lui-même ne s'égare point dans le doux oubli des accents enchantés de ses poèmes. Enfin, il ne peut échapper au jugement de ses contemporains, hypocrites et sans conscience, qui condamnent ses oeuvres, les rangent au nombre des écrits méprisables, outrageant l'humanité, et nient le coeur et l'âme, la flamme divine qui les inspira. Car ces juges ne comprennent point que le génie est le même quand il chante les soleils lointains ou dépeint la vie des insectes que personne ne remarque, que le talent est grand quand il met au jour ce que l'opinion publique maudit, que l'éclat de rire puissant et enthousiaste égale le grand geste lyrique et qu'un abîme existe entre ce rire et les odieuses grimaces des charlatans de foire. Non, les juges contemporains ignorent ces vérités et ne cessent d'insulter l'écrivain qui reste seul, privé de sympathie, d'appui, vivant un destin dur et une solitude amère.

Quant à moi... Longtemps je dois encore voyager avec mes étranges héros... Contempler la grande vie qui se déploie aux aspects larges et innombrables et l'étudier avec un rire qui se communiquera et les larmes qui seront incomprises, ignorées. Et le temps est encore lointain où les flots redoutables de l'inspiration pourront rouler avec une puissance plus grande et où les hommes pressentiront, en frémissant d'inquiètude, de formidables bouleversements encore inconnus... Mais en route, en route ! Loin de moi ces soucis dont l'ombre a passé sous mes yeux... replongeons-nous dans cette vie aux craquements sourds où se font entendre les grelots des troïkas... Que fait Tchitckikof ?"

1 février 2014

Charles Baudelaire - L'Albatros

 

L'Albatros

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers. 

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

 

1 février 2014

Jean Anouilh - Antigone (extrait)

Créon
[...] Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-là. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te diront tous le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Etéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas... Tu l'apprendras toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir, la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur.

Antigone, murmure, le regard perdu.
Le bonheur...

Créon a un peu honte soudain.
Un pauvre mot, hein ?

Antigone, doucement.
Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?

Créon, hausse les épaules.
Tu es folle, tais-toi.

Antigone.
Non, je ne me tairais pas ! Je veux savoir comment je m'y prendrai, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre

Créon
Tu aimes Hémon ?

Antigone
Oui, j’aime Hémon. J’aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s’il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, s’il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu’il sache pourquoi, s’il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s’il doit apprendre à dire « oui », lui aussi, alors je n’aime plus Hémon !

Créon
Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.

Antigone
Si, je sais ce que je dis, mais c’est vous qui ne m’entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer, avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit). Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d’un coup ! C’est le même air d’impuissance et de croire qu’on peut tout. La vie t’a seulement ajouté tous ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.

Créon, la secoue
Te tairas-tu, enfin ?

Antigone
Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j’ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans les yeux que tu le sais ? Tu sais que j’ai raison, mais tu ne l’avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.

Créon
Le tien et le mien, oui, imbécile !

Antigone
Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir.

 

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1 février 2014

William Shakespeare - Hamlet (extrait)

Être ou ne pas être, c'est là la question.
Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir
La fronde et les flèches de la fortune outrageante,
Ou bien à s'armer contre une mer de douleurs
Et à l'arrêter par une révolte ? Mourir... dormir,
Rien de plus ;... et dire que par ce sommeil nous mettons fin
Aux maux du coeur et aux mille tortures naturelles
Qui sont le legs de la chair : c'est là un dénouement
Qu'on doit souhaiter avec ferveur. Mourir... dormir,
Dormir ! peut-être rêver ! Oui, là est l'embarras.
Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort,
Quand nous sommes débarrassés de l'étreinte de cette vie ?
Voilà qui doit nous arrêter. C'est cette réflexion-là
Qui nous vaut la calamité d'une si longue existence.
Qui, en effet, voudrait supporter les flagellations et les dédains du monde,
L'injure de l'oppresseur, l'humiliation de la pauvreté,
Les angoisses de l'amour méprisé, les lenteurs de la loi,
L'insolence du pouvoir, et les rebuffades
Que le mérite résigné reçoit d'hommes indignes,
S'il pouvait en être quitte avec un simple poinçon?
Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner
Et suer sous une vie accablante,
Si la crainte de quelque chose après la mort,
De cette région inexplorée,
D'où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté,
Et ne nous faisait supporter les maux que nous avons
Par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ?
Ainsi, la conscience fait de nous tous des lâches;
Ainsi les couleurs natives de la résolution
Blêmissent sous les pâles reflets de la pensée;
Ainsi les entreprises les plus énergiques
Et les plus importantes se détournent de leur cours, à cette idée,
Et perdent le nom d'action... Doucement, maintenant !
Voici la belle Ophélia... Nymphe, dans tes oraisons,
Souviens-toi de tous mes péchés.

1 février 2014

Stefan Zweig - Le monde d'hier (extrait)

Stefan_Zweig

"Le lendemain matin en Autriche ! Dans chaque station étaient collées les affiches qui annonçaient la mobilisation générale. Les trains se remplissaient de recrues, qui allaient prendre leur service, des drapeaux flottaient, la musique résonnait, à Vienne je trouvais toute la ville en proie au délire. La première crainte qu’inspirait la guerre que personne n’avait voulue, ni les peuples, ni le gouvernement ; cette guerre qui avait glissé contre leur intention des mains maladroites des diplomates, qui en jouaient et bluffaient, s’étaient transformée en un subit enthousiasme. Des cortèges se formaient dans les rues, partout flamboyaient soudain des drapeaux, des rubans, des musiques, les jeunes recrues s’avançaient en triomphe, et leurs visages étaient rayonnants, parce qu’on poussait des cris d’allégresse sur leur passage à eux, les petites gens de la vie quotidienne que, jusqu’alors personne n’avait remarqués et fêtés.

Pour être vrai, je dois avouer que dans cette levée des masses, il y avait quelque chose de grandiose, d’entraînant et même de séduisant, à quoi il était difficile de résister. Et malgré la haine et mon horreur de la guerre, je ne voudrais pas être privé dans ma vie du souvenir de ces premiers jours. Les milliers et les centaines de milliers d’hommes sentaient comme jamais, ce qu’ils auraient dû mieux sentir en temps de paix, à savoir à quel point ils étaient solidaires. Une ville de deux millions d’habitants, un pays de près de cinquante millions éprouvaient à cette heure qu’ils vivaient une page de l’histoire universelle, un moment qui ne reviendrait plus jamais, et que chacun était appelé à jeter son moi infime dans cette masse ardente pour s’y purifier de tout égoïsme. Toutes les différences de rang, de langues, de classes, de religions étaient submergées, pour un instant, par le sentiment débordant de la fraternité. Des inconnus se parlaient dans la rue, des gens qui s’étaient évités pendant des années se serraient la main, partout on voyait des visages animés. Chaque individu éprouvait un élargissement de son moi, il n’était plus l’homme isolé de naguère, il était incorporé à une masse, et sa personne jusqu’alors insignifiante prenait un sens. Le petit employé de la poste qui du matin au soir n’avait fait que trier des lettres, le clerc, le cordonnier avaient soudain une autre perspective, une perspective romantique dans leur vie : ils pouvaient devenir des héros."

1 février 2014

Victor Hugo - Aimons toujours ! Aimons encore !

RefletAimons toujours ! Aimons encore !
Quand l'amour s'en va, l'espoir fuit.
L'amour, c'est le cri de l'aurore,
L'amour c'est l'hymne de la nuit.

Ce que le flot dit aux rivages,
Ce que le vent dit aux vieux monts,
Ce que l'astre dit aux nuages,
C'est le mot ineffable : Aimons !

L'amour fait songer, vivre et croire.
Il a pour réchauffer le coeur,
Un rayon de plus que la gloire,
Et ce rayon c'est le bonheur !

Aime ! qu'on les loue ou les blâme,
Toujours les grand coeurs aimeront :
Joins cette jeunesse de l'âme

A la jeunesse de ton front !

Aime, afin de charmer tes heures !
Afin qu'on voie en tes beaux yeux
Des voluptés intérieures
Le sourire mystérieux !

Aimons-nous toujours davantage !
Unissons-nous mieux chaque jour.
Les arbres croissent en feuillage ;

Que notre âme croisse en amour !

Soyons le miroir et l'image !
Soyons la fleur et le parfum !
Les amants, qui, seuls sous l'ombrage,

Se sentent deux et ne sont qu'un ! 

Les poètes cherchent les belles.
La femme, ange aux chastes faveurs,
Aime à rafraîchir sous ses ailes
Ces grand fronts brûlants et réveurs.

Venez à nous, beautés touchantes !
Viens à moi, toi, mon bien, ma loi !
Ange ! viens à moi quand tu chantes,
Et, quand tu pleures, viens à moi !

Nous seuls comprenons vos extases.
Car notre esprit n'est point moqueur ;
Car les poètes sont les vases
Où les femmes versent leur coeurs.

Moi qui ne cherche dans ce monde
Que la seule réalité,
Moi qui laisse fuir comme l'onde
Tout ce qui n'est que vanité,

Je préfère aux biens dont s'enivre
L'orgueil du soldat ou du roi,
L'ombre que tu fais sur mon livre
Quand ton front se penche sur moi. 

Toute ambition allumée
Dans notre esprit, brasier subtil,
Tombe en cendre ou vole en fumée,
Et l'on se dit : " Qu'en reste-t-il ? "

Tout plaisir, fleur à peine éclose
Dans notre avril sombre et terni,
S'effeuille et meurt, lis, myrte ou rose,
Et l'on se dit : " C'est donc fini ! "

L'amour seul reste. O noble femme
Si tu veux dans ce vil séjour,
Garder ta foi, garder ton âme,
Garder ton Dieu, garde l'amour !

Conserve en ton coeur, sans rien craindre,
Dusses-tu pleurer et souffrir,
La flamme qui ne peut s'éteindre
Et la fleur qui ne peut mourir !



 

1 février 2014

Guy de Maupassant - Monsieur Parent (extrait)

Maupassant

Solitude

"C'était après un dîner d'hommes. On avait été fort gai. Un d'eux, un vieil ami, me dit :

- Veux-tu remonter à pied l'avenue des Champs-Élysées ?

Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade, sous les arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, que cette rumeur confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nous passait sur le visage, et la légion des étoiles semait sur le ciel noir une poudre d'or.

Mon compagnon me dit :


- Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, que partout ailleurs. Il me semble que ma pensée s'y élargit. J'ai, par moments, ces espèces de lueurs dans l'esprit qui font croire, pendant une seconde, qu'on va découvrir le divin secret des choses. Puis la fenêtre se referme. C'est fini.

De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long des massifs ; nous passions devant un banc où deux êtres, assis côte à côte, ne faisaient qu'une tache noire.

Mon voisin murmura :


- Pauvres gens ! Ce n'est pas du dégoût qu'ils m'inspirent, mais une immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un que j'ai pénétré : notre grand tourment dans l'existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu'à fuir cette solitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en plein air, cherchent, comme nous, comme toutes les créatures, à faire cesser leur isolement, rien que pendant une minute au moins ; mais ils demeurent, ils demeureront toujours seuls ; et nous aussi.


On s'en aperçoit plus ou moins, voilà tout.


Depuis quelque temps j'endure cet abominable supplice d'avoir compris, d'avoir découvert l'affreuse solitude où je vis, et je sais que rien ne peut la faire cesser, rien, entends-tu ! Quoi que nous tentions, quoi que nous fassions, quels que soient l'élan de nos coeurs, l'appel de nos lèvres et l'étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls.


Je t'ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrer chez moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de la solitude de mon logement. 

A quoi cela me servira-t-il ? Je te parle, tu m'écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls. Me comprends-tu ?


Bienheureux les simples d'esprit, dit l'Écriture. Ils ont l'illusion du bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misère solitaire, ils n'errent pas, comme moi, dans la vie, sans autre contact que celui des coudes, sans autre joie que l'égoïste satisfaction de comprendre, de voir, de deviner et de souffrir sans fin de la connaissance de notre éternel isolement.

Tu me trouves un peu fou, n'est-ce pas ? 

Écoute-moi. Depuis que j'ai senti la solitude de mon être, il me semble que je m'enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrain sombre, dont je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas la fin, et qui n'a point de bout, peut-être ! J'y vais sans personne avec moi, sans personne autour de moi, sans personne de vivant faisant cette même route ténébreuse. Ce souterrain, c'est la vie. Parfois j'entends des bruits, des voix, des cris... je m'avance à tâtons vers ces rumeurs confuses. Mais je ne sais jamais au juste d'où elles partent ; je ne rencontre jamais personne, je ne trouve jamais une autre main dans ce noir qui m'entoure. Me comprends-tu ?

Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce.

Musset s'est écrié :


Qui vient ? Qui m'appelle ? Personne. 
Je suis seul. - C'est l'heure qui sonne. 
O solitude ! - O pauvreté !


Mais, chez lui, ce n'était là qu'un doute passager, et non pas une certitude définitive, comme chez moi. Il était poète ; il peuplait la vie de fantômes, de rêves. Il n'était jamais vraiment seul. - Moi, je suis seul !

Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parce qu'il était un des grands lucides, n'écrivait-il pas à une amie cette phrase désespérante : "Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend personne."

Non, personne ne comprend personne, quoi qu'on pense, quoi qu'on dise, quoi qu'on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans ces étoiles que voilà, jetées comme une graine de feu à travers l'espace, si loin que nous apercevons seulement la clarté de quelques-unes, alors que l'innombrable armée des autres est perdue dans l'infini, si proches qu'elles forment peut-être un tout, comme les molécules d'un corps ?

Eh bien, l'homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans un autre homme. Nous sommes plus loin l'un de l'autre que ces astres, plus isolés surtout, parce que la pensée est insondable.

Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des êtres que nous ne pouvons pénétrer ! Nous nous aimons les uns les autres comme si nous étions enchaînés, tout près, les bras tendus, sans parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d'union nous travaille, mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l'un vers l'autre ne font que nous heurter l'un à l'autre.

Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon coeur à quelque ami, parce que je comprends mieux alors l'infranchissable obstacle. Il est là, cet homme ; je vois ses yeux clairs sur moi ; mais son âme, derrière eux, je ne la connais point. Il m'écoute. Que pense-t-il ? Oui, que pense-t-il ? Tu ne comprends pas ce tourment ? Il me hait peut-être ? ou me méprise ? ou se moque de moi ? Il réfléchit à ce que je dis, il me juge, il me raille, il me condamne, m'estime médiocre ou sot. Comment savoir ce qu'il pense ? Comment savoir s'il m'aime comme je l'aime ? et ce qui s'agite dans cette petite tête ronde ? Quel mystère que la pensée inconnue d'un être, la pensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni connaître, ni conduire, ni dominer, ni vaincre !

Et moi, j'ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond, tout au fond, ce lieu secret du Moi où personne ne pénètre. Personne ne peut le découvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble, parce que personne ne comprend personne.

Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi ? Non, tu me juges fou ! tu m'examines, tu te gardes de moi ! Tu te demandes : "Qu'est-ce qu'il a, ce soir ?" Mais si tu parviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible et subtile souffrance, viens-t'en me dire seulement : Je t'ai compris ! et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être.

Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude.

Misère ! Misère ! Comme j'ai souffert par elles, parce qu'elles m'ont donné souvent, plus que les hommes, l'illusion de n'être pas seul !

Quand on entre dans l'Amour, il semble qu'on s'élargit. Une félicité surhumaine vous envahit. Sais-tu pourquoi ? Sais-tu d'où vient cette sensation d'immense bonheur ? C'est uniquement parce qu'on s'imagine n'être plus seul. L'isolement, l'abandon de l'être humain paraît cesser. Quelle erreur !

Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d'amour qui ronge notre coeur solitaire, la femme est le grand mensonge du Rêve.

Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cet être à longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nous affole. Quel délire égare notre esprit ! Quelle illusion nous emporte !

Elle et moi, nous n'allons plus faire qu'un, tout à l'heure, semble-t-il ? Mais ce tout à l'heure n'arrive jamais, et, après des semaines d'attente, d'espérance et de joie trompeuse, je me retrouve tout à coup, un jour, plus seul que je ne l'avais encore été.

Après chaque baiser, après chaque étreinte, l'isolement s'agrandit. Et comme il est navrant, épouvantable.

Un poète, M. Sully Prudhomme, n'a-t-il pas écrit :


Les caresses ne sont que d'inquiets transports, 
Infructueux essais du pauvre amour qui tente 
L'impossible union des âmes par les corps...


Et puis, adieu. C'est fini. C'est à peine si on reconnaît cette femme qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dont nous n'avons jamais connu la pensée intime et banale sans doute !

Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieux des êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes les aspirations, on était descendu jusqu'au profond de son âme, un mot, un seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait, comme un éclair dans la nuit, le trou noir entre nous.

Et pourtant, ce qu'il y a encore de meilleur au monde, c'est de passer un soir auprès d'une femme qu'on aime, sans parler, heureux presque complètement par la seule sensation de sa présence. Ne demandons pas plus, car jamais deux êtres ne se mêlent.

Quant à moi, maintenant, j'ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne ce que je crois, ce que je pense et ce que j'aime. Me sachant condamné à l'horrible solitude, je regarde les choses, sans jamais émettre mon avis. Que m'importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les croyances ! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J'ai des phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un sourire qui dit : "Oui", quand je ne veux même pas prendre la peine de parler. Me comprends-tu ?

Nous avions remonté la longue avenue jusqu'à l'Arc de triomphe de l'Étoile, puis nous étions redescendus jusqu'à la place de la Concorde, car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutant encore beaucoup d'autres choses dont je ne me souviens plus.

Il s'arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le haut obélisque de granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, au milieu des étoiles, son long profil égyptien, monument exilé, portant au flanc l'histoire de son pays écrite en signes étranges, mon ami s'écria :

- Tiens, nous sommes tous comme cette pierre.

Puis il me quitta sans ajouter un mot.

Était-il gris ? Était-il fou ? Était-il sage ? Je ne le sais encore. Parfois il me semble qu'il avait raison ; parfois il me semble qu'il avait perdu l'esprit."

1 février 2014

Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra (extrait 4)

Nietzsche

Extrait - De l’homme supérieur -

"Faites comme le vent quand il s’élance des cavernes de la montagne : il veut danser à sa propre manière. Les mers frémissent et sautillent quand il passe.

Celui qui donne des ailes aux ânes et qui trait les lionnes, qu’il soit loué, cet esprit bon et indomptable qui vient comme un ouragan, pour tout ce qui est aujourd’hui et pour toute la populace, —

— celui qui est l’ennemi de toutes les têtes de chardons, de toutes les têtes fêlées, et de toutes les feuilles fanées et de toute ivraie : loué soit cet esprit de tempête, cet esprit sauvage, bon et libre, qui danse sur les marécages et les tristesses comme sur des prairies !

Celui qui hait les chiens étiolés de la populace et toute cette engeance manquée et sombre : béni soit cet esprit de tous les esprits libres, la tempête riante qui souffle la poussière dans les yeux de tous ceux qui voient noir et qui sont ulcérés !

Ô hommes supérieurs, ce qu’il y a de plus mauvais en vous : c’est que tous vous n’avez pas appris à danser comme il faut danser, — à danser par-dessus vos têtes ! Qu’importe que vous n’ayez pas réussi !

Combien de choses sont encore possibles ! Apprenez donc à rire par-dessus vos têtes ! Élevez vos cœurs, haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus le bon rire !

Cette couronne du rieur, cette couronne de roses à vous, mes frères, je jette cette couronne ! J’ai canonisé le rire ; hommes supérieurs, apprenez donc — à rire !"

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Extraits d'oeuvres littéraires,
philosophiques, musicales... poétiques.
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