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Littérature, philosophie, poésie.

6 avril 2014

Henri Laborit - Éloge de la fuite (extrait 2)

Kaleidoscope

"Aimer l’autre, cela devrait vouloir dire que l’on admet qu’il puisse penser, sentir, agir de façon non conforme à nos propres désirs, à notre propre gratification, accepter qu’il vive conformément au nôtre. Mais l’apprentissage culturel au cours des millénaires a tellement lié le sentiment amoureux à celui de possession, d’appropriation, de dépendance par rapport à l’image que nous nous faisons de l’autre, que celui qui se comporterait ainsi par rapport à l’autre serait en effet qualifié d’indifférent.

Ce que l’on appelle « amour » naît du réenforcement de l’action gratifiante autorisée par un autre être situé dans notre espace opérationnel et le mal d’amour résulte du fait que cet être peut refuser d’être notre objet gratifiant ou devenir celui d’un autre, se soustrayant ainsi plus ou moins complètement notre action. Ce refus ou ce partage blesse l’image idéale que l’on se fait de soi, blesse notre narcissisme et initie soit la dépression, soit l’agressivité, soit le dénigrement de l’être aimé.

On naît, on vit et l’on meurt seul au monde, enfermé dans sa structure biologique qui n’a qu’une seule raison d’être : celle de se conserver. Mais, chose étrange, la mémoire et l’apprentissage font pénétrer les autres dans cette structure, et, au niveau de l’organisation du moi, elle n’était plus qu’eux.

La source profonde de l’angoisse existentielle, occultée par la vie quotidienne et les relations interindividuelles dans une société de production, est cette solitude de notre structure biologique enfermant en elle-même l’ensemble, anonyme le plus souvent, des expériences que nous n’avons pas retenues des autres. Angoisse de ne pas comprendre ce que nous sommes et ce qu’ils sont, prisonniers enchaînés au même monde de l’incohérence et de la mort."

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5 avril 2014

Alfred de Musset - On ne badine pas avec l’amour (extrait Acte II - Scène V)

Perdican
Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du cœur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher ; et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, n’est-ce pas ? et elles t’ont montré avec horreur la route de leur vie ; tu t’es signée devant leurs cicatrices, comme devant les plaies de Jésus ; elles t’ont fait une place dans leurs processions lugubres, et tu te serres contre ces corps décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois passer un homme. Es-tu sûre que si l’homme qui passe était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles souffrent, celui qu’elles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu’en le voyant elles ne briseraient pas leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries ? Ô mon enfant ! sais-tu les rêves de ces femmes qui te disent de ne pas rêver ? Sais-tu quel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler l’hostie qu’on leur présente ? Elles qui s’assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur désespoir, et font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leurs tombes, sais-tu qui elles sont ?

Camille
Vous me faites peur ; la colère vous prend aussi.

Perdican
Sais-tu ce que c’est que des nonnes, malheureuse fille ? Elles qui te représentent l’amour des hommes comme un mensonge, savent-elles qu’il y a pis encore, le mensonge de l’amour divin ? Savent-elles que c’est un crime qu’elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme ? Ah ! comme elles t’ont fait la leçon ! Comme j’avais prévu tout cela quand tu t’es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante ! Tu voulais partir sans me serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ; tu reniais les jours de ton enfance, et le masque de plâtre que les nonnes t’ont plaqué sur les joues me refusait un baiser de frère ; mais ton cœur a battu ; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue t’asseoir sur l’herbe où nous voilà. Eh bien ! Camille, ces femmes ont bien parlé ; elles t’ont mise dans le vrai chemin ; il pourra m’en coûter le bonheur de ma vie ; mais dis-leur cela de ma part : le ciel n’est pas pour elles.

Camille
Ni pour moi, n’est-ce pas ?

Perdican
Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.

Il sort.

4 avril 2014

Blaise Pascal - Les Pensées (extrait)

Blaise Pascal

139 - Divertissement -

Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.

Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.

Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là vient que la prison est un supplice si horrible. De là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit.

Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient comme ils devraient le faire s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans repartie...

La danse : il faut bien penser où l’on mettra ses pieds.

Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux‑mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchent.

Le gentilhomme croit sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir royal. Mais son piqueur n’est pas de ce sentiment‑là.

Ils s’imaginent que s’ils avaient obtenu cette charge ils se reposeraient ensuite avec plaisir et ne sentent pas la nature insatiable de la cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation. Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au‑dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie, on cherche le repos en combattant quelques obstacles. Et si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte. Car ou l’on pense aux misères qu’on a ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.

Mais qu’on juge quel est ce bonheur qui consiste à être diverti de penser à soi.

Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse suffisent pour le divertir.

D’où vient que cet homme qui a perdu son fils unique depuis peu de mois et qui est accablé de procès, de querelles et de tant d’affaires importantes qui le rendaient tantôt si chagrin n’y pense plus à présent. Ne vous en étonnez pas. Il est tout occupé à savoir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent. Il n’en faut pas davantage pour chasser tant de pensées tristes. Voilà l’esprit de ce maître du monde tant rempli de ce seul souci.

Mais, direz‑vous, quel objet a‑t‑il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici. Et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise, aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux‑là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.

Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez‑lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira peut‑être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faites‑le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche, un amusement languissant et sans passion l’ennuiera, il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui‑même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.

D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps‑là. Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement il n’y a point de joie. Avec le divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition qu’ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état.

Prenez‑y garde, qu’est‑ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux‑mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce et qu’on les renvoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leur besoin, ils ne laissent pas d’être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.

Le divertissement est une chose si nécessaire aux gens du monde qu’ils sont misérables sans cela. Tantôt un accident leur arrive, tantôt ils pensent à ceux qui leur peuvent arriver, ou même quand ils n’y penseraient pas et qu’ils n’auraient aucun sujet de chagrin, l’ennui de son autorité privée ne laisse pas de sortir du fonds du coeur où il a une racine naturelle et remplir tout l’esprit de son venin.

Le conseil qu’on donnait à Pyrrhus de prendre le repos qu’il allait chercher par tant de fatigues, recevait bien des difficultés.

Dire à un homme qu’il soit en repos, c’est lui dire qu’il vive heureux. C’est lui conseiller d’avoir une condition toute heureuse et laquelle puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet d’affliction.

Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant que le repos, il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble.

Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte. S’ils ne le cherchaient que comme un divertissement, mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser leur recherche de vanité de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent la véritable nature de l’homme.

La vanité : le plaisir de la montrer aux autres

2 avril 2014

Alfred de Vigny - Stello (extrait)

 

Alfred_de_Vigny

Un mensonge social - extrait -

« Me connaissez-vous bien vous-même ? dit-il avec assurance. Savez-vous (et qui le sait excepté moi ?), savez-vous quelles sont les études de mes nuits ?

Pourquoi, si elle est ainsi traitée, ne pas dépouiller la Poésie et la jeter à terre comme un manteau usé ?

Qui vous dit que je n’ai pas étudié, analysé, suivi, pulsation par pulsation, veine par veine, nerf par nerf, toutes les parties de l’organisation morale de l’homme, comme vous de son être matériel ? que je n’ai pas pesé dans une balance de fer machiavélique les passions de l’homme naturel et les intérêts de l’homme civilisé, leurs orgueils insensés, leurs joies égoïstes, leurs espérances vaines, leurs faussetés étudiées, leurs malveillances déguisées, leurs jalousies honteuses, leurs avarices fastueuses, leurs amours singées, leurs haines amicales ?

O désirs humains ! craintes humaines ! vagues éternelles, vagues agitées d’un Océan qui ne change pas, vous êtes seulement comprimées quelquefois par des courants hardis qui vous emportent, des vents violents qui vous soulèvent, ou des rochers immuables qui vous brisent !

— Et, dit le Docteur en souriant, vous aimeriez à vous croire courant, vent ou rocher ?

— Et vous pensez que...

— Que vous ne devez jeter que des œuvres dans cet Océan.

Il faut bien plus de génie pour résumer tout ce qu’on sait de la vie dans une œuvre d’art, que pour jeter cette semence sur la terre, toujours remuée, des événements politiques. Il est plus difficile d’organiser tel petit livre que tel gros gouvernement. — Le Pouvoir n’a plus, depuis longtemps, ni la force ni la grâce. — Ses jours de grandeur et de fêtes ne sont plus. On cherche mieux que lui. Le tenir en main, cela s’est toujours pu réduire à l’action de manier des idiots et des circonstances, et ces circonstances et ces idiots, ballottés ensemble, amènent des chances imprévues et nécessaires, auxquelles les plus grands ont confessé qu’ils devaient la plus belle partie de leur renommée. Mais à qui la doit le Poète, si ce n’est à lui-même ? La hauteur, la profondeur et l’étendue de son œuvre et de sa renommée future sont égales aux trois dimensions de son cerveau. — Il est par lui-même, il est lui-même, et son œuvre est lui.

Les premiers des hommes seront toujours ceux qui feront d’une feuille de papier, d’une toile, d’un marbre, d’un son, des choses impérissables.

Ah ! s’il arrive qu’un jour vous ne sentiez plus se mouvoir en vous la première et la plus rare des facultés, l’IMAGINATION ; si le chagrin ou l’âge la dessèchent dans votre tête comme l’amande au fond du noyau ; s’il ne vous reste plus que Jugement et Mémoire, lorsque vous vous sentirez le courage de démentir cent fois par an vos actions publiques par vos paroles publiques, vos paroles par vos actions, vos actions l’une par l’autre, et l’une par l’autre vos paroles, comme tous les hommes politiques ; alors faites comme tant d’autres bien à plaindre, désertez le ciel d’Homère, il vous restera encore plus qu’il ne faudra pour la politique et l’action, à vous qui descendrez d’en haut. Mais jusque-là, laissez aller d’un vol libre et solitaire l’Imagination qui peut être en vous. — Les œuvres immortelles sont faites pour duper la Mort en faisant survivre nos idées à notre corps. — Ecrivez-en de telles si vous pouvez, et soyez sûr que s’il s’y rencontre une idée ou seulement une parole utile au progrès civilisateur, que vous ayez laissé tomber comme une plume de votre aile, il se trouvera assez d’hommes pour la ramasser, l’exploiter, la mettre en œuvre jusqu’à satiété. Laissez-les faire. L’application des idées aux choses n’est qu’une perte de temps pour les créateurs de pensées. »

30 mars 2014

André Malraux - Les Conquérants (extrait)

André Malraux

"Lorsque j'ai perdu ma fortune je me suis presque laissé aller au mécanisme qui me dépouillait : et ma ruine n'a pas peu contribué à me conduire ici. Mon action me rend aboulique à l'égard de tout ce qui n'est pas elle, à commencer par ses résultats. Si je me suis lié si facilement à la Révolution, c'est que ses résultats sont lointains et toujours en changement. Au fond, je suis un joueur. Comme tous les joueurs, je ne pense qu'à mon jeu, avec entêtement et avec force. Je joue aujourd'hui une partie plus grande qu'autrefois, et j'ai appris à jouer : mais c'est toujours le même jeu. Et je le connais bien ; il y a dans ma vie un certain rythme, une fatalité personnelle, si tu veux, à quoi je n'échappe pas. Je m'attache à tout ce qui lui donne de la force... (J'ai appris aussi qu'une vie ne vaut rien, mais que rien ne vaut une vie...). Depuis quelques jours, j'ai l'impression que j'oublie peut-être ce qui est capital, qu'autre chose se prépare... Je prévoyais aussi procès et ruine, mais comme ça, dans le vague..."

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28 mars 2014

Arthur Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation (extrait 2)

Schopenhauer

"La satisfaction, le bonheur, comme l'appellent les hommes, n'est au propre et dans son essence rien que de négatif , en elle, rien de positif. Il n'y a pas de satisfaction qui, d'elle-même et comme de son propre mouvement, vienne à nous, il faut qu'elle soit la satisfaction d'un désir. Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouissance. Or, avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi. Donc la satisfaction, le contentement, ne sauraient être qu'une délivrance à l'égard d'une douleur, d'un besoin , sous ce nom, il ne faut pas entendre en effet seulement la souffrance effective, visible, mais toute espèce de désir qui, par son importunité, trouble notre repos, et même cet ennui qui tue, qui nous fait de l'existence un fardeau. Maintenant, c'est une entreprise difficile d'obtenir, de conquérir un bien quelconque, pas d'objet qui ne soit séparé de nous par des difficultés, des travaux sans fin , Sur la route, à chaque pas, surgissent des obstacles. Et la conquête une fois faite, l'objet atteint, qu'a-t-on gagné ? Rien assurément, que de s'être délivré de quelque souffrance, de quelque désir, d'être revenu à l'état où l'on se trouvait avant l'apparition de ce désir. Le fait immédiat pour nous, c'est le besoin tout seul, c'est-à-dire la douleur. Pour la satisfaction et la jouissance, nous ne pouvons les connaître qu'indirectement : il nous faut faire appel au souvenir de la souffrance, de la privation passées, qu'elles ont chassées tout d'abord. Voilà pourquoi les biens, les avantages qui sont actuellement en notre possession, nous n'en avons pas une vraie conscience, nous ne les apprécions pas , il nous semble qu'il n'en pouvait être autrement , et en effet, tout le bonheur qu'ils nous donnent, c'est d'écarter de nous certaines souffrances. Il faut les perdre, pour en sentir le prix , le manque, la privation, la douleur, voilà la chose positive, et qui sans intermédiaire s'offre à nous."

27 mars 2014

Henri Laborit - Éloge de la fuite (extrait 1)

Kaleidoscope

Une idée de l'homme - extrait -

"Tant que les hommes ne sauront pas que rien dans l’humaine adhérence au monde, rien de ce qui s’accumule dans leur système nerveux n’est isolé, séparé du reste, que tout se tient, s’organise, s’informe en lui, en obéissant à des lois strictes dont la plupart reste encore à découvrir, ils accepteront la division en homme productif et en homme de culture. Cette division elle-même est un phénomène culturel, comme la croyance à l’esprit et à la matière, au bien et au mal, au beau et au laid, etc. Et cependant les choses se contentent d’être. C’est l’homme qui les analyse, les sépare, les cloisonne, et jamais de façon désintéressée. Au début devant l’apparent chaos du monde, il a classé, construit ses tiroirs, ses chapitres, ses étagères. Il a introduit son ordre dans la nature pour agir. Et puis, il a cru que cet ordre était celui de la nature elle-même, sans s’apercevoir que c’était le sien, qu’il était établi avec ses propres critères, et que ces critères, c’étaient ceux qui résultaient de l’activité fonctionnelle du système lui permettant de prendre contact avec le monde : son système nerveux."

27 mars 2014

Honoré de Balzac - Le Chef-d’œuvre inconnu (extrait)

Honore de Balzac

"- La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! Bien ! Essaye de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets ! les effets ! mais ils sont les accidents de la vie et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre ! La véritable lutte est là ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas ! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcer l’arcane de la nature. Votre main reproduit, sans que vous y pensiez, le modèle que vous avez copié chez votre maître. Vous ne descendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas avec assez d’amour et de persévérance dans ses détours et dans ses fuites. La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses heures, l’épier, la presser et l’enlacer étroitement pour la forcer à se rendre. La Forme est un Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que le Protée de la fable, ce n’est qu’après de longs combats qu’on peut la contraindre à se montrer sous son véritable aspect ; vous autres ! vous vous contentez de la première apparence qu’elle vous livre, ou tout au plus de la seconde, ou de la troisième ; ce n’est pas ainsi qu’agissent les victorieux lutteurs ! Ces peintres invaincus ne se laissent pas tromper à tous ces faux-fuyants, ils persévèrent jusqu’à ce que la nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son véritable esprit. Ainsi a procédé Raphaël, dit le vieillard en ôtant son bonnet de velours noir pour exprimer le respect que lui inspirait le roi de l’art, sa grande supériorité vient du sens intime qui, chez lui, semble vouloir briser la Forme. La Forme est, dans ses figures, ce qu’elle est chez nous, un truchement pour se communiquer des idées, des sensations, une vaste poésie. Toute figure est un monde, un portrait dont le modèle est apparu dans une vision sublime, teint de lumière, désigné par une voix intérieure, dépouillé par un doigt céleste qui a montré, dans le passé de toute une vie, les sources de l’expression. Vous faites à vos femmes de belles robes de chair, de belles draperies de cheveux, mais où est le sang, qui engendre le calme ou la passion et qui cause des effets particuliers ? Ta sainte est une femme brune, mais ceci, mon pauvre Porbus, est d’une blonde ! Vos figures sont alors de pâles fantômes colorés que vous nous promenez devant les yeux, et vous appelez cela de la peinture et de l’art. Parce que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus à une femme qu’à une maison, vous pensez avoir touché le but, et, tout fiers de n’être plus obligés d’écrire à coté de vos figures, currus venustus ou pulcher homo, comme les premiers peintres, vous vous imaginez être des artistes merveilleux ! Ha ! ha ! vous n’y êtes pas encore, mes braves compagnons, il vous faudra user bien des crayons, couvrir bien des toiles avant d’arriver. Assurément, une femme porte sa tête de cette manière, elle tient sa jupe ainsi, ses yeux s’alanguissent et se fondent avec cet air de douceur résignée, l’ombre palpitante des cils flotte ainsi sur les joues ! C’est cela, et ce n’est pas cela. Qu’y manque-t-il ? un rien, mais ce rien est tout. Vous avez l’apparence de la vie, mais vous n’exprimez pas son trop-plein qui déborde, ce je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement sur l’enveloppe ; enfin cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise. En partant du point extrême ici vous arrivez, on ferait peut-être d’excellente peinture ; mais vous vous lassez trop vite. Le vulgaire admire, et le vrai connaisseur sourit. Ô Mabuse, ô mon maître, ajouta ce singulier personnage, tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi ! — À cela près, reprit-il, cette toile vaut mieux que les peintures de ce faquin de Rubens avec ses montagnes de viandes flamandes, saupoudrées de vermillon, ses ondées de chevelures rousses, et son tapage de couleurs. Au moins, avez-vous là couleur, sentiment et dessin, les trois parties essentielles de l’Art."

25 mars 2014

André Malraux - La Condition Humaine (extrait)

André Malraux"Sinon par vous, n’est-ce pas, par un autre. C’est comme si un général disait : avec mes soldats, je puis mitrailler la ville. Mais, s’il était capable de la mitrailler, il ne serait pas général… D'ailleurs, les hommes sont peut-être indifférents au pouvoir... Ce qui les fascine dans cette idée, voyez-vous, ce n'est pas le pouvoir réel, c'est l'illusion du bon plaisir. Le pouvoir du roi, c'est de gouverner, n'est-ce pas ? Mais, l'homme n'a pas envie de gouverner : il a envie de contraindre, vous l'avez dit. D'être plus qu'homme, dans un monde d'hommes. Échapper à la condition humaine, vous disais-je. Non pas puissant : tout-puissant. La maladie chimérique, dont la volonté de puissance n'est que la justification intellectuelle, c'est la volonté de déité : tout homme rêve d'être dieu.
Ce que Gisors disait troublait Ferral, mais son esprit n’était pas préparé à l’accueillir. Si le vieillard ne le justifiait pas, il ne le délivrait plus de son obsession :
- A votre avis, pourquoi les dieux ne possèdent-ils les mortelles que sous des formes humaines et bestiales ?
Ferral s’était levé.
Vouavebesoin d’engager l’essentiel de vous-même pouen sentir pluviolemmenl’existence, dit Gisors sans le regarder.
Ferral ne devinait pas que la pénétration de Gisors venait de ce qu’il reconnaissait en ses interlocuteurs des fragments de sa propre personne, et qu’on eût fait son portrait le plus subtil en réunissant ses exemples de perspicacité.
- Un dieu peut tout posséder, continuait le vieillard avec un sourire entendu, mais il ne peut pas conquérir. L’idéal d’un dieu, n’est-ce pas, c’est de devenir homme en sachant qu’il retrouvera sa puissance ; et le rêve de l’homme, de devenir dieu sans perdre sa personnalité…"

 

24 mars 2014

Johann Wolfgang von Goethe - Faust (extrait 1)

FAUST, seul.

Comme toute espérance n’abandonne jamais une pauvre tête ! Celui-ci ne s’attache qu’à des bagatelles, sa main avide creuse la terre pour chercher des trésors ; mais qu’il trouve un vermisseau, et le voilà content.

Comment la voix d’un tel homme a-t-elle osé retentir en ces lieux, où le souffle de l’Esprit vient de m’environner ! Cependant, hélas ! je te remercie pour cette fois, ô le plus misérable des enfants de la terre ! Tu m’arraches au désespoir qui allait dévorer ma raison. Ah ! l’apparition était si gigantesque, que je dus vraiment me sentir comme un nain vis-à-vis d’elle.

Moi, l’image de Dieu, qui me croyais déjà parvenu au miroir de l’éternelle vérité ; qui, dépouillé, isolé des enfants de la terre, aspirais à toute la clarté du ciel ; moi qui croyais, supérieur aux chérubins, pouvoir nager librement dans les veines de la nature, et, créateur aussi, jouir de la vie d’un Dieu, ai-je pu mesurer mes pressentiments à une telle élévation !… Et combien je dois expier tant d’audace ! Une parole foudroyante vient de me rejeter bien loin !

N’ai-je pas prétendu t’égaler ?… Mais, si j’ai possédé assez de force pour t’attirer à moi, il ne m’en est plus resté pour t’y retenir. Dans cet heureux moment, je me sentais tout à la fois si petit et si grand ! tu m’as cruellement repoussé dans l’incertitude de l’humanité. Qui m’instruira désormais, et que dois-je éviter ? Faut-il obéir à cette impulsion ? Ah ! nos actions mêmes, aussi bien que nos souffrances, arrêtent le cours de notre vie.

Une matière de plus en plus étrangère à nous s’oppose à tout ce que l’esprit conçoit de sublime ; quand nous atteignons aux biens de ce monde, nous traitons de mensonge et de chimère tout ce qui vaut mieux qu’eux. Les nobles sentiments qui nous donnent la vie languissent étouffés sous les sensations de la terre.

L’imagination, qui, déployant la hardiesse de son vol, a voulu, pleine d’espérance, s’étendre dans l’éternité, se contente alors d’un petit espace, dès qu’elle voit tout ce qu’elle rêvait de bonheur s’évanouir dans l’abîme du temps. Au fond de notre cœur, l’inquiétude vient s’établir, elle y produit de secrètes douleurs, elle s’y agite sans cesse, en y détruisant joie et repos ; elle se pare toujours de masques nouveaux : c’est tantôt une maison, une cour ; tantôt une femme, un enfant ; c’est encore du feu, de l’eau, un poignard, du poison !… Nous tremblons devant tout ce qui ne nous atteindra pas, et nous pleurons sans cesse ce que nous n’avons point perdu !

Je n’égale pas Dieu ! Je le sens trop profondément ; je ne ressemble qu’au ver, habitant de la poussière, au ver, que le pied du voyageur écrase et ensevelit pendant qu’il y cherche une nourriture.

N’est-ce donc point la poussière même, tout ce que cette haute muraille me conserve sur cent tablettes, toute cette friperie dont les bagatelles m’enchaînent à ce monde de vers ?… Dois-je trouver ici ce qui me manque ? Il me faudra peut-être lire dans ces milliers de volumes, pour y voir que les hommes se sont tourmentés sur tout, et que çà et là un heureux s’est montré sur la terre ! — Ô toi, pauvre crâne vide, pourquoi sembles-tu m’adresser ton ricanement ? Est-ce pour me dire qu’il a été un temps où ton cerveau fut, comme le mien, rempli d’idées confuses ? qu’il chercha le grand jour, et qu’au milieu d’un triste crépuscule, il erra misérablement dans la recherche de la vérité ? Instruments que je vois ici, vous semblez me narguer avec toutes vos roues, vos dents, vos anses et vos cylindres ! J’étais à la porte, et vous deviez me servir de clef. Vous êtes, il est vrai, plus hérissés qu’une clef ; mais vous ne levez pas les verrous. Mystérieuse au grand jour, la nature ne se laisse point dévoiler, et il n’est ni levier ni machine qui puisse la contraindre à faire voir à mon esprit ce qu’elle a résolu de lui cacher. Si tout ce vieil attirail, qui jamais ne me fut utile, se trouve ici, c’est que mon père l’y rassembla. Poulie antique, la sombre lampe de mon pupitre t’a longtemps noircie ! Ah ! j’aurais bien mieux fait de dissiper le peu qui m’est resté, que d’en embarrasser mes veilles ! — Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder. Ce qui ne sert point est un pesant fardeau, mais ce que l’esprit peut créer en un instant, voilà ce qui est utile !

Pourquoi donc mon regard s’élève-t-il toujours vers ce lieu ? Ce petit flacon a-t-il pour les yeux un attrait magnétique ? pourquoi tout à coup me semble-t-il que mon esprit jouit de plus de lumière, comme une forêt sombre où la lune jette un rayon de sa clarté ?

Je te salue, fiole solitaire que je saisis avec un pieux respect ! en toi, j’honore l’esprit de l’homme et son industrie. Remplie d’un extrait des sucs les plus doux, favorables au sommeil, tu contiens aussi toutes les forces qui donnent la mort ; accorde tes faveurs à celui qui te possède ! Je te vois, et ma douleur s’apaise ; je te saisis, et mon agitation diminue, et la tempête de mon esprit se calme peu à peu ! Je me sens entraîné dans le vaste Océan, le miroir des eaux marines se déroule silencieusement à mes pieds, un nouveau jour se lève au loin sur les plages inconnues.

Un char de feu plane dans l’air, et ses ailes rapides s’abattent près de moi ; je me sens prêt à tenter des chemins nouveaux dans la plaine des cieux, au travers de l’activité des sphères nouvelles. Mais cette existence sublime, ces ravissements divins, comment, ver chétif, peux-tu les mériter ?… C’est en cessant d’exposer ton corps au doux soleil de la terre, en te hasardant à enfoncer ces portes devant lesquelles chacun frémit. Voici le temps de prouver par des actions que la dignité de l’homme ne le cède point à la grandeur d’un Dieu ! Il ne faut pas trembler devant ce gouffre obscur, où l’imagination semble se condamner à ses propres tourments ; devant cette étroite avenue où tout l’enfer étincelle ! Ose d’un pas hardi aborder ce passage : au risque même d’y rencontrer le néant !

Sors maintenant, coupe d’un pur cristal, sors de ton vieil étui, où je t’oubliai pendant de si longues années. Tu brillais jadis aux festins de mes pères, tu déridais les plus sérieux convives, qui te passaient de mains en mains : chacun se faisait un devoir, lorsque venait son tour, de célébrer en vers la beauté des ciselures qui t’environnent, et de te vider d’un seul trait. Tu me rappelles les nuits de ma jeunesse ; je ne t’offrirai plus à aucun voisin, je ne célébrerai plus tes ornements précieux. Voici une liqueur que je dois boire pieusement, elle te remplit de ses flots noirâtres ; je l’ai préparée, je l’ai choisie, elle sera ma boisson dernière, et je la consacre avec toute mon âme, comme libation solennelle, à l’aurore d’un jour plus beau.

Traduction par Gérard de Nerval.

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